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tombe du troisième étage dans la rue. » Mais laissons-lui raconter tout au long sa déconvenue à un ami :


J’ai sous les yeux deux lettres commencées à votre adresse, l’une le 20 de ce mois, l’autre le 28. Et la seconde, non terminée, n’avait pas moins de huit pages ! La première fois, j’ai été interrompu, et je n’avais d’ailleurs écrit que peu de lignes. Mais la seconde fois, si je n’ai pas terminé et mis sous enveloppe, c’est qu’en me relisant, j’ai été trop mécontent de moi. Je m’étais laissé entraîner à un si violent réquisitoire contre George Eliot, que j’ai rougi en le relisant… Bref, j’ai annulé une lettre où je ne parlais pas avec assez de respect d’une personne que j’ai trop aimée, que j’admire encore trop profondément, pour ne pas regarder comme une profanation toute parole trop libre à son sujet.

Le fait est que plus je relis ces volumes de M. Cross, plus je les médite, et plus je vois disparaître cette auréole de sainteté dont j’avais entouré la tête de George Eliot. Je voyais en elle, jusqu’ici, une grande âme religieuse, égale aux plus grandes du passé, et seulement plus éclairée. Elle m’apparaissait dans le groupe glorieux des saints et des saintes de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Mais tout ce qu’il y a encore d’un peu dur et barbare dans l’hébraïque, d’un peu étroit et incomplet dans le Nouveau Testament, avait fait place à une religion plus pure, plus libre, plus haute. Je voyais dans les livres de George Eliot les fragmens d’un nouvel Évangile.

Quelle n’a pas été ma déception, en voyant dans ces volumes de M. Cross une dame très intelligente, — très affectueuse, bien qu’un peu froide avec ses amis, — une femme de lettres, active et consciencieuse, une personne des plus instruites et des plus distinguées ; mais plus rien du tout de la grande âme religieuse, vivant pour l’humanité, pleine de tendresse et de bon secours pour les misères individuelles, pleine de sollicitude pour les grands intérêts collectifs de notre race ; plus rien de Celle à qui j’avais voué un vrai culte !


Et la vivacité saignante de son « grand amour déçu » est telle qu’il va jusqu’à comparer — et « préférer hautement » — sinon comme auteur, tout au moins comme femme, George Sand à George Eliot. « Oh ! qui me rendra, soupire-t-il ailleurs, mes douces illusions d’autrefois, et cette ravissante auréole de sainteté qui entourait pour moi la tête de George Eliot ! » A un ami qui plaidait en faveur de l’ancienne idole les circonstances atténuantes, et qui disait : « George Eliot a mis toute son âme, toute la sève de sa pensée dans ses œuvres admirables ; elle vivait dans un monde idéal. Pendant ce temps, le monde extérieur a eu la moindre part de ses pensées, et il n’est pas étonnant que sa correspondance nous paraisse aride, » Charles Ritter répondait, non sans finesse et sans profondeur :


Votre argument ne me semble pas décisif. Prenez George Sand, prenez