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Charles Ritter : » George Eliot est un de ces esprits qui réunissent et relient par un lien magique tous ceux qui l’ont une fois approchée. » Et il ajoutait : « Des grands écrivains du siècle, il n’en est guère que deux que j’aurais désiré vivement de connaître dans leur intimité, et autrement que par leurs œuvres : George Eliot, et un autre esprit bien différent, Sainte-Beuve. »

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le culte de la grande romancière n’a pas eu, dans les pays de langue française, de dévot plus fervent que Charles Ritter : « George Eliot, écrivait-il à M. Schuré, George Eliot est le peintre incomparable de la vie moyenne, de cette humanité ordinaire qui, je le crains, vous semble plate et peu intéressante… Pour moi, cher ami, le sentiment qu’elle m’Inspire a quelque chose de religieux. « Je prête l’oreille aux sons que rendent les âmes saintes avec plus de respect qu’à la voix du génie : » cette belle parole de l’abbé Gerbet me revient souvent à la mémoire quand je lis George Eliot ; car chez elle on entend ces deux sons, ces deux voix. » Écoutez encore en quels termes il parle d’un portrait de son héroïne, exécuté par le peintre d’Albert Durade : « Depuis que j’ai vu Mme Lewes (avril 1877) [la date exacte de cette visite ne sortira jamais de sa mémoire], j’ai pris ce portrait en très haute estime. Après vingt-sept années, — car il a été fait en 1850, — il était encore ressemblant pour l’ensemble des traits. Et quelle belle tête ! Quels beaux yeux ! Quel franc, doux et profond regard ces yeux-là jettent sur le monde ! Toutes les fois que je vais voir M. d’Albert Durade, je fais des vœux pour qu’il me reçoive dans son atelier, et qu’il me fasse attendre un bon quart d’heure, que je passe en contemplation devant ma sainte. » Et quand elle meurt, le 22 décembre 1880, il écrit à Renan : « Vous restez seul aujourd’hui, cher et illustre maître, des trois ou quatre écrivains de nos jours auxquels m’attachait une admiration passionnée, puisqu’elle vient de disparaître à son tour, la femme de génie qui a écrit les plus beaux romans du siècle. » Et lui, si peu journaliste, il écrit sur elle deux articles de journal : « Il est des plus modestes, disait-il du dernier, mais en somme il rend bien ma pensée, c’est bien mon hommage personnel à ce divin génie, et j’ai eu du plaisir à y travailler. »

Hélas ! la désillusion est toute proche. Elle lui vint de la lecture de la Vie de George Eliot par son second mari, M. Cross. En lisant cette Vie, il a eu « la sensation d’un homme qui