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humain et bon, digne sans hauteur et simple sans sécheresse. Je voudrais te peindre, telle qu’elle m’est apparue après un long commerce intellectuel, cette nature fière et ferme, prudente et ardente, cet esprit qui manie, mieux qu’aucun de nos contemporains, la raillerie et la satire, et ce cœur qui bat sympathiquement pour tout ce qui est humain ; l’écrivain qui a tracé les portraits de Justinus Kerner, de Schubart et de Frischlin avec tant de piété et d’amour, avec fermeté cependant et sans faiblesse ; et celui qui a lancé dans le monde tant de pages étincelantes d’esprit et d’ironie… Qui donc a dit que de voir de trop près les objets de son culte, cela était mortel aux religions littéraires ? J’ai fait l’expérience opposée, et il n’est aucune de mes admirations qui surpasse aujourd’hui celle que j’ai pour Strauss. » Cet enthousiasme n’était pas platonique : Charles Ritter a traduit en français plusieurs des opuscules, essais et discours de Strauss. Après sa mort, il rêva même d’écrire sa biographie ; mais diverses raisons l’en empêchèrent, celle-ci entre autres qu’ « après avoir subi pendant plusieurs années l’influence presque exclusive de cet éminent esprit, » il avait « prêté l’oreille à d’autres voix. » « Je suis devenu, ajoutait-il, très sensible à certaines lacunes de son grand talent, à certaines étroitesses de sa pensée, à certaines faiblesses de son œuvre. Mais comment dire ces choses-là en présence de la famille et des amis ? Ma piété personnelle pour ce grand écrivain m’a longtemps voilé ces vérités fâcheuses : elle me dit aujourd’hui que ce n’est pas à moi de les proclamer. » Ce sont là des scrupules qui font honneur à celui qui les éprouve.

Chose assez curieuse, ce furent ses traductions de Strauss qui mirent Charles Ritter en relation avec la plupart des grands écrivains dont les noms figurent dans sa Correspondance. Il avait, nous l’avons dit, un culte pour George Eliot, qu’un article de Scherer, dans le Temps, lui avait révélée à vingt ans : « Je suis très fier, je vous assure, lui écrivait Scherer, de vous avoir inspiré le désir de lire George Eliot, et de vous avoir ainsi conduit à apprendre l’anglais… Je n’oublierai jamais, pour ma part, le bonheur (le mot n’est pas trop fort) que m’a procuré Middlemarch pendant les quinze jours que j’ai mis à le lire, et qu’il me procure encore lorsque je reviens en esprit à ces scènes si frappantes, à ces réflexions si profondes. » Quand parut en 1872 sa traduction des Essais et Mélanges de Strauss,