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production littéraire, Charles Ritter a peu écrit pour le public : un millier de pages environ, calcule son frère, quelques traductions de Strauss, de Zeller, de Biedermann, de Kuno Fischer et de George Eliot, quelques articles ou notices nécrologiques ; mais il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, beaucoup rêvé. De plus, il aimait à écrire des lettres, et il les écrivait fort joliment. Et ses nombreux parens ou amis ne lui suffisaient pas. Quand un livre l’avait frappé, il se plaisait à en écrire à l’auteur. Et il y avait dans ces lettres tant de finesse et tant de tact, une sympathie si intelligente et si spontanée, une modestie qu’on sentait si vraie et si discrète, qu’on ne pouvait s’empêcher de lui répondre. Peu à peu, des liens d’amitié intellectuelle ou morale s’établissaient entre des correspondans parfois illustres et lui, leur admirateur lointain, parfois leur disciple ; et c’est ainsi que le petit « instituteur » de Morges s’est trouvé recevoir et collectionner pieusement nombre de lettres, souvent fort intéressantes, de Strauss et de George Eliot, de William James et de Taine, de Renan et de Scherer, de Sainte-Beuve et de Cherbuliez, de M. Paul Bourget et de M. Schuré… Ce sont ces lettres, très sobrement encadrées et annotées, que M. Eugène Ritter va publier : il réserve pour des publications ultérieures la correspondance avec Amiel, et la plupart des lettres de Strauss et de George Eliot. Dans sa crainte, peut-être excessive, de composer un volume polyglotte, c’est donc surtout le côté français de cette curieuse physionomie de son frère qu’il veut nous présenter tout d’abord. Mais, quoi qu’il fasse, ce qui ressort très nettement de ce premier livre, c’est que, conformément d’ailleurs à la vieille tradition genevoise ou vaudoise, — voyez Amiel, Marc-Monnier, Cherbuliez, Edouard Rod, — Charles Ritter a été essentiellement un esprit européen.

Non pas, bien entendu, que toute l’Europe pensante se soit comme donné rendez-vous dans son cabinet de travail : ni la faiblesse de sa santé, ni l’exiguïté de ses moyens, ni la modestie de ses ambitions morales ou littéraires ne lui eussent permis d’affecter ce rôle, — qui devient au reste de jour en jour plus difficile à soutenir, — de lecteur averti dans le dernier détail de tout ce qui se publie d’intéressant ou d’important en Europe. Il ne semble pas s’être beaucoup préoccupé de l’Italie, de l’Espagne, de la Russie. De l’Allemagne même et de l’Angleterre, il ne connaît bien que certains coins et certains auteurs,