Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans cette remarque du docteur Véron, qui connaissait à merveille la question ? « En France, la plupart de nos hommes d’État montrent, quel que soit leur âge, un certain goût pour la galanterie. On désire surtout être ministre pour éblouir la vanité et le cœur des femmes, et même pour enlever d’assaut des bonnes fortunes de coulisses. Le secrétaire de la Commission de l’Opéra, mon ami Gavé ; fut plus d’une fois chargé par des ministres, Richelieu sournois, d’organiser secrètement, en bon camarade, à huis clos, des parties fines avec quelques beautés en renom de la danse ou du chant. »

Les thuriféraires eux-mêmes conviennent que Taglioni n’avait aucune beauté, sauf la jambe qui était admirable, résumant ainsi tous ses talens et toutes ses grâces ; ils la peignent très simple, douce, calme, ennemie de l’intrigue, aimant la vie de famille, nature de sensitive. En tout cas, elle se montre peu désintéressée, éprise des diamans, perles et banknotes autant que Marco dans les Filles de Marbre (elle ne dansait pas à moins de 2 400 francs par soirée), posant pour l’impeccable, positive, économe au point d’étonner tous ceux qui apprirent qu’elle avait fini par se ruiner, et par donner des leçons de maintien et de danse aux jeunes misses ; aucune prétention à l’élégance, adorant ses enfans qui semblent bien lui avoir donné plus de tourmens que de joies. On était loin du temps où Victor Hugo, lui envoyant un livre, griffonnait cette dédicace : À vos pieds ! À vos ailes ! où elle enchantait la France et l’Europe dans le Dieu et la Bayadère, l’Ombre, la Révolte au sérail et la Sylphide. D’aucuns lui reprochent d’avoir quitté trop tard le théâtre, et, en 1844, sa danse inspira plus d’une épigramme ; Musset, invité à écrire des vers sur son album, ciselait ce compliment à double entente ;

Si vous ne voulez plus danser,
Si vous ne faites que passer,
Sur ce grand théâtre si sombre,
Ne courez pas après votre ombre,
Et tâchez de nous la laisser.

Un Anglais, qui aima et habita longtemps Paris, la traite de pimbêche, glose sans pitié sur sa laideur, son défaut de charme personnel ; à l’entendre, elle se donnait rarement la peine d’être aimable, et jamais pour des Français : pour eux son accueil était toujours glacé. Une épaule plus haute que l’autre, une