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autour d’elle tout ce que la ville contenait d’esprits cultivés et brillans. On discutait chez elle les plus subtils problèmes littéraires, sans rien du pédantisme qui devait paraître plus tard à l’hôtel de Rambouillet, mais avec infiniment d’esprit. Veut-on un exemple de ces controverses ? Un jour, la question, mise sur le tapis, étant celle-ci : « Pétrarque a-t-il, ou non, imité les anciens poètes provençaux ou toscans ? » le dernier arrivé proposa cette réponse : « Il me semble, messieurs, que Pétrarque étant un homme d’une intelligence ingénieuse et vive, en usait avec les vers des poètes anciens comme les Espagnols en usent avec les manteaux qu’ils dérobent pendant la nuit : pour les rendre méconnaissables et se soustraire aux peines qui frappent les voleurs, ils les enrichissent de quelque décoration neuve et élégante et ensuite les portent sur eux ouvertement. »

A Ferrare, où Tullia d’Aragon avait passé longtemps, elle avait donné l’exemple d’une haute vertu, restant insensible à toutes les offres, toutes les promesses, toutes les tentations. Un jeune gentilhomme, poussé à bout par ses dédains, et décidé à jouer tous les rôles pour obtenir sa main, crut devoir se donner un grand coup de dague dans la poitrine, chez elle, en grande cérémonie. Elle en avait retiré beaucoup de considération. On la citait couramment à côté de Vittoria Colonna. Les plus hautes dames et les rois ne témoignaient point de surprise à voir son nom accouplé aux leurs dans les églogues de Muzio. On y parlait d’elle en vers et en prose comme d’une vertu accomplie. Son salon était peut-être le premier « salon littéraire » du temps. — Benucchi dit dans son dialogue Sull’ Infinita d’Amore : « Ceux-là sont ou ont été peu nombreux, parmi les hommes célèbres de nos jours, pour avoir excellé dans les armes, les lettres ou toute autre profession, qui ne l’ont pas aimée et honorée. Et j’ai cité tant de gentilshommes, de littérateurs de toutes sortes, de seigneurs, de princes et de cardinaux qui, en tout temps, se sont rencontrés dans sa maison, comme dans une académie universelle et honorable et, aussi bien jadis qu’aujourd’hui, l’ont honorée et célébrée, et cela à cause des dons singuliers de son très noble et très courtois esprit,. l’en avais cité déjà un nombre infini et j’en citai encore, presque en dépit d’elle qui parlait et cherchait à m’interrompre… »

Et un autre, Muzio, s’adressant directement à elle, lui dit :