Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des circonstances qui mettent les cœurs de moitié dans les leçons que nous voulons insinuer aux esprits, soyons enfin ingénieux pour convaincre, et touchans pour être persuasifs. N’est-ce pas encore ce que Voltaire a fait, ou essayé de faire au théâtre : à l’émotion d’art mêler l’émotion humaine, à la peinture des caractères substituer l’expression des sentimens, et à ce qu’il y a de plus individuel ce qu’il y a de plus général ? De telle sorte que, sa sensibilité procédant de sa philosophie, c’est de sa philosophie aussi que procède son pathétique, avec son pathétique à son tour, pour en pouvoir produire les effets, tant de nouveautés, comme l’on voit, dont il a vraiment enrichi la scène française.

Dans quelle mesure, en effet, ces innovations, et bien d’autres que l’on pourrait encore citer, ont modifié la tragédie classique, c’est ce qu’il serait aisé de montrer, puisque, à vrai dire, elles l’ont détruite. Voltaire ne rompt pas avec la tradition ; il en est même, ou du moins il s’en croit le conservateur ; il s’en fait en tout cas le zélé défenseur ; mais les contemporains, eux, ne s’y trompèrent point. Plus avisés que nous, ils ont bien vu où tendait le maître, et s’ils ont d’ailleurs poussé plus loin que lui les conséquences, toutefois, c’est toujours avec les tragédies de Voltaire sous les yeux qu’ils ont écrit, Diderot par exemple son traité De la poésie dramatique, ou Beaumarchais son Essai sur le genre dramatique sérieux. Lorsque Diderot formule cet axiome « qu’il n’y a point de bon drame dont on ne puisse faire un excellent roman, » il sait bien que cela n’est pas plus vrai de China que de Britannicus ou du Cid que d’Iphigénie, mais cela l’est de Zaïre ou d’Alzire. Et quand Beaumarchais s’écriera quelques années plus tard : « Que me font à moi, paisible sujet d’un Etat monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions d’Athènes ou de Rome ? » il n’ignorera pas, lui non plus, que si Voltaire ne l’a pas osé dire avant lui, ce n’en est pas moins une raison du même genre qui dicte depuis cinquante ans à l’auteur de Tancrède ses « sujets d’invention. » Parcourez ainsi toutes les nouveautés qu’ils proposent : vous n’en trouverez presque pas une dont le mérite ou l’honneur, sinon peut-être la première idée, ne revienne à Voltaire, ou qui ne date au théâtre d’un succès de Voltaire, ou dont Voltaire enfin, dans quelqu’une de ses préfaces, n’ait conseillé de tenter la fortune à de plus audacieux, ou de plus imprudens que