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du temps, et croit avoir reconquis la liberté. » Et l’on applaudissait encore à l’espoir de la paix. La foule regardait Bonaparte comme un général surprenant, unique de son espèce, un général constamment heureux à la guerre et sincèrement amoureux de la paix.

Ce qui ressort enfin de l’ouvrage de Vandal, c’est combien, même après Brumaire, l’autorité de Bonaparte demeurait instable et précaire. L’affermissement de son pouvoir fut l’œuvre souverainement habile, l’œuvre patiente de son génie, et, de son étonnante histoire, c’est peut-être l’un des instans où il fut le plus admirable. Le plus pressant danger venait, dans cette première période, des royalistes militans, dont le parti, pour leur malheur, « entretenu, soldé, tour à tour stimulé et contrarié par le ministère britannique, restait, aux mains des Anglais, une machine à déchirer la France[1]. » Ce fut de ce côté, et nul n’a droit de l’en blâmer, que se tourna d’abord l’énergique action du Consul. S’il eut la main quelquefois un peu lourde, si l’exécution de Frotté, — dont il n’est pas prouvé d’ailleurs qu’il ait connu les circonstances, — vint notamment entacher sa victoire, la rudesse des moyens ne peut être mise en balance avec l’immensité du but et la splendeur des résultats. En politique, on l’a justement remarqué, souvent une injustice est moins grave qu’un désordre. Tout s’éclipse et s’efface devant le prodigieux bienfait de la restauration de l’ordre et de l’autorité, de la réconciliation française.

Car, tout en réduisant les ennemis du dedans, le Consul ne perd pas une heure pour rétablir les rouages vitaux, brisés par tant de violentes secousses. Son action, dans ces premiers mois, est administrative plus encore qu’elle n’est politique, et, dans cet art pour lui nouveau, il réussit avec une incomparable maîtrise. C’est que, si Bonaparte est « le plus formidable despote que la France ait connu, c’est un despote ordonnateur. » Or, la grande masse des citoyens se passe fort aisément de la liberté politique, tandis qu’à tous les degrés de l’échelle, l’arbitraire de détail, l’arbitraire dans la vie courante, « l’arbitraire administratif » paraît une gêne intolérable. « Une garantie quelconque contre cet arbitraire, qu’il vînt des anciens seigneurs, des gens du Roi ou des tyranneaux républicains, voilà ce qu’avait

  1. L’Avènement de Bonaparte, tome II.