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de la France ? était le cri du peuple tout entier ? Les coups d’Etat, d’ailleurs, n’étaient pas chose nouvelle. De 1789 à 1799, six fois au moins la force avait changé la Constitution et les lois. Le coup d’Etat à cette époque est « un incident régulier, » qui n’effarouche personne. Toute la Révolution, comme on l’a si bien dit, n’est « qu’un coup d’État permanent[1]. »

Est-ce du moins un coup militaire ? Pas davantage, et cette démonstration est un des passages les plus neufs du livre de Vandal. Brumaire est, en réalité, un coup d’État civil, préparé et organisé par des politiques de métier, par des membres de l’Institut et par des hommes d’affaires, un coup d’État opéré par des moyens quasi parlementaires. Sieyès en avait conçu le plan ; il comptait sur Joubert pour le réaliser ; Joubert mourut, Bonaparte revint d’Egypte et reprit l’idée pour son compte. Si l’armée intervint, ce ne fut qu’au dernier moment, sous la forme la plus bénigne, pour faire « une promenade militaire dans la salle des Cinq-Cents[2]. » Et les prétendus « prétoriens » étaient de vieux républicains, la plupart même des jacobins, qu’on ne put faire marcher qu’au moyen d’une fiction légale, en gardant l’apparence d’un acte constitutionnel.

Quant au « régime du sabre, » personne alors ne le souhaitait, personne même alors n’y songeait. Certes, après tant d’années de sanglante anarchie, la France était, au fond, mûre pour la dictature, mais elle s’y acheminait « par la force des circonstances, » non par « l’accord des volontés. » Même, l’idée d’un despote, dans l’ensemble de la nation, ne suscitait que des images odieuses. Nulle part, à cette époque, écrit excellemment Vandal, « on ne trouvera l’écho de ce cri si souvent répété depuis : Un homme ! Il nous faut un homme ! c’est-à-dire un chef non pourvu nécessairement du prestige héréditaire, un citoyen issu de la masse, et assez fort pour s’élever au-dessus d’elle, pour la dominer et la rassembler… C’est Bonaparte consul et empereur qui a fait plus tard, par la magnificence tragique de son règne, par sa prise formidable sur l’esprit du siècle, l’éducation césarienne de la France[3]. » Parmi la multitude, la nouvelle de Brumaire fut acclamée au cri de : Vive la liberté ! « Tout le peuple est en liesse, écrivait un observateur

  1. Emile Faguet. Revue latine, tome I, novembre 1902.
  2. Ibidem.
  3. L’Avènement de Bonaparte, tome I.