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rampans, à l’approche du César français, quémandant humblement quelque lambeau de territoire ; puis, dominant tous ces comparses, les acteurs sérieux de la pièce, l’envoyé autrichien, déférent, soumis en paroles, dissimulant sa haine tenace, remâchant la sourde rancune de sa patrie abaissée, morcelée ; Talleyrand, modeste en apparence, et retiré dans un coin discret de la scène, tandis que, dans l’ombre, il conspire et combat perfidement son maître ; Alexandre, calme, impassible, toujours maître de soi, déjà dépris de l’amitié récente, ne cherchant plus qu’à tirer de l’alliance tout le profit, sans en remplir les charges ; enfin Napoléon, tour à tour superbe, hautain, souple, pressant, ironique, emporté, voulant vraiment la paix, mais à a s conditions presque irréalisables ; chacun des deux souverains se défiant secrètement de l’autre, chacun portant ainsi la peine des fautes passées, car l’Empereur suspecte le Tsar parce qu’il se souvient des trahisons anciennes, et la réserve d’Alexandre vient de ce que Napoléon a trop souvent voilé, sous l’impérieuse violence de ses actes, la grandeur finale de son but, qui est le repos de l’Europe.

Plus on approche du dénouement, plus l’intérêt s’accroît ; le troisième et dernier volume l’emporte encore sur les deux autres. Entre la France et la Russie, à la courte ivresse des fiançailles ont succédé froideurs et suspicions. Alexandre, insensiblement, se met en tête que son allié médite, au fond de sa pensée, de rétablir le royaume de Pologne et de démembrer l’empire russe ; Napoléon, de son côté, se persuade qu’Alexandre ne cherche qu’à gagner du temps et favorise sous-main sa mortelle ennemie, l’Angleterre. Ils se méprennent d’ailleurs tous deux ; quels flots de sang résulteront de ce malentendu ! De fait, le pacte d’alliance est rompu ; c’est le divorce, c’est la guerre imminente. La Grande Armée s’ébranle, à pas d’abord furtifs. De Dantzick à Paris et du Texel à Vienne, en France, en Italie, en Allemagne, en Pologne, les tronçons épars de nos forces s’apprêtent à se rejoindre ; des torrens d’hommes s’écoulent poussés par une même main dans une même direction ; sur toutes les routes d’Europe, on entend le pas lourd des régimens en marche, le roulement des pièces de canon, le piétinement des cavaliers épiques, et les cris joyeux des soldats qui, sûrs de la victoire, courent vers l’Orient magique, les regards éblouis de fulgurans mirages. Puis, c’est la halte à Dresde, où, entouré d’un