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III

Il me tarde de m’éloigner de ce terrain brûlant et d’évoquer Vandal sous un aspect plus familier. Pour le surprendre en son intimité, c’est dans son cabinet de travail qu’il faut avant tout le chercher, car il fut un grand laborieux. Dans la pièce haute et claire, assis devant la vaste table où, près des baguettes légendaires, s’amoncelaient brochures et dossiers, le des tourné à la bibliothèque que décoraient les belles reliures de ses livres de choix, ainsi s’écoulait pour Vandal la plus grande partie de la vie. Il lisait prodigieusement, mais il lisait avec méthode, traités d’histoire, recueils de documens, correspondances, pièces manuscrites, tout ce qui avait trait à l’ouvrage qu’il avait en tête, prenant des notes au cours de ces lectures, couvrant les petites fiches du hérissement de sa fine écriture, des fiches où nul autre que lui n’eût pu se retrouver. Puis il classait le tout, gravait chaque trait dans son souvenir, et sans hâte, à loisir, méditait longuement sur l’ensemble. Peu à peu, tout se dégageait, vues générales, scènes de détail, physionomie des personnages, ainsi que leur psychologie ; il agençait dans son cerveau le plan, l’enchaînement des idées, la progression des faits, composait mentalement l’ouvrage et le découpait en chapitres. Maintenant, il restait à l’écrire ; et, là encore, il employait des procédés très personnels. Doué d’une mémoire incomparable, il rédigeait de tête des pages entières, de la première jusqu’à la dernière ligne, pesant chaque mot et chaque syllabe, reprenant, corrigeant son texte comme s’il eût eu la plume en main. « Par un singulier phénomène, lui ai-je souvent entendu dire, les phrases m’apparaissent imprimées, à mesure que je les compose ; je les lis véritablement, avec une réalité aussi nette que si j’avais les épreuves sous les yeux. » C’était alors seulement qu’il transcrivait sur le papier le morceau tout fraîchement sorti du moule de sa pensée. Mais ce travail ne le dispensait pas d’une minutieuse révision ultérieure, car il avait au plus haut point le souci de la forme. Mieux que quiconque, il savait que la langue française est comparable à une belle fille, de mine accorte et d’aspect engageant, mais difficile à conquérir, prompte à se dérober, si on la traite avec sans-gêne et sans le respect qu’elle exige.