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n’a-t-il pas été dans sa propre patrie, contre les derniers des cartésiens, l’apôtre du newtonianisme ? et quelques-unes de ses idées les plus hardies, ou les plus dangereuses à exprimer, ne les a-t-il pas mises lui-même sous l’invocation de Bolingbroke ? On connaît d’ailleurs ses relations amicales avec cet « illustre Anglais » auquel il avait dû pendant un temps dédier sa Henriade, et qui se piquait, en ce moment même, par un juste retour, de lui faire en quelque sorte les honneurs de l’Angleterre. Empirisme, sensualisme, déisme, ce sont donc là, pour la plupart de nos historiens, comme qui dirait autant d’importations anglaises, et, selon les opinions, c’est à Voltaire qu’ils reprochent ou c’est lui qu’ils louent de les avoir acclimatés le premier parmi nous. Mais, quand ce ne serait pas là lui faire tort à lui-même d’une part de son originalité, qui n’est pas grande en philosophie, ce serait encore envier à quelques-uns de ses vrais maîtres l’honneur de l’avoir formé. Pour ne pas s’en apercevoir, il a fallu l’habileté de Voltaire à déguiser ses emprunts, et aussi notre indifférence fâcheuse, ou même un peu coupable, à l’égard de toute une génération de notre histoire littéraire. Ce que l’on donne, en effet, aux libres penseurs et aux philosophes anglais, à Bolingbroke ou à Locke, à Bacon même ou à Newton, c’est à quelqu’un des nôtres qu’on l’enlève ; et ce point vaut sans doute la peine d’être mis en lumière.

Tandis qu’effectivement les querelles religieuses, en Angleterre, bien loin d’avoir affaibli la foi, l’avaient au contraire exaltée, les Bossuet même et les Fénelon chez nous avaient eu beau faire, jansénistes et molinistes, gallicans et ultramontains, quiétistes et antiquiétistes, ils n’avaient tous abouti qu’à se déconsidérer eux-mêmes, et avec eux l’objet de leurs querelles. Le bon sens populaire se refusait à comprendre, si l’on était d’accord sur la manière d’adorer Dieu, que l’on s’excommuniât sur la question de l’oraison passive, infuse ou surnaturelle, et il avait tort, assurément ; mais il ne s’habituait pas moins à considérer ces sortes de querelles comme aussi vaines que subtiles, et il se détachait insensiblement de l’estime, du respect et de l’amour d’une religion qui semblait vouloir s’y réduire tout entière. Ou, en d’autres termes, on commençait à séparer le fond d’avec la forme, la morale d’avec le dogme, la foi d’avec les observances, et cette séparation, où ne pouvaient manquer de s’évanouir les différences qui faisaient jusqu’alors les hérésies,