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dans leur inconscience. Or la présence de ce personnage dans la pièce en change et en accroît singulièrement la portée.

Laure Ménars a été mal mariée. C’est elle qui le dit. Mais il y a des femmes qui auraient pu épouser un saint, un héros, un martyr, elles auraient toujours été mal mariées, du moment qu’elles étaient, elles, la mariée. Malheureuse en ménage, elle a divorcé. Désormais, avec cette force de généralisation où se reconnaissent les esprits faibles, elle fait de son infortune particulière une loi universelle, affectant, comme toute loi naturelle, un caractère de nécessité. Parce qu’elle a été trompée par son mari, il faut que toutes les femmes soient trompées par leur mari. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais un mari fidèle à sa femme. Tel est l’arrêt rendu par Laure Ménars.

C’est inepte. Mais enfin, acceptons la façon dont raisonne cette désabusée. Et demandons-nous quelle conclusion elle en devrait honnêtement tirer. Elle a une sœur, jeune, jolie, vive, gaie, aimable, aimante et riche ! Cette sœur se mariera, c’est sûr ; étant mariée elle sera trompée, c’est immanquable. Rien ne servirait de s’essayer à conjurer cet accident nécessaire ; du moins peut-on tâcher d’en atténuer les effets ; et l’unique moyen sera de tenir Ginette, le plus longtemps et le plus complètement qu’il sera possible, dans l’ignorance de son infortune. Elle sera trompée : du moins qu’elle n’en sache rien ! Des femmes, grâce à une faculté d’illusion restée intacte et grâce aussi à une conspiration du silence qui a été faite autour d’elles, ont gardé leur foi jusqu’au bout, et cru que leur mari n’était pas pareil aux autres, qu’on en avait fait un exprès pour elles. Celles-là ont été heureuses. C’est pour une femme la seule façon d’être heureuse. Veillons au bonheur de Ginette !

Au contraire, dès avant le mariage de sa sœur, Laure Ménars fera en sorte de souffler sur les illusions de la jeune fille, de tarir en elle les sources de la confiance, de lui inculquer son propre désenchantement. A peine a-t-elle flairé un projet de mariage, elle fait retentir l’air de ses cris de mauvais augure et redouble de prophéties lugubres. Ginette, sur le moment, n’y prête pas attention, parce qu’elle aime et parce que le désir qu’elle a d’épouser son beau capitaine prime chez elle tout autre souci. Toutefois, les propos désolans ont été entendus. Elle les retrouvera un jour dans sa mémoire. C’est la flèche empoisonnée que lance à Othello le père de Desdémone : « Elle a trompé son père, elle pourra bien tromper son mari. » Tout l’aigre bavardage de Laure revient à dire : « Mon mari m’a trompée, le tien pourra bien