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une telle aventure risquait de coûter inutilement trop de vies, alors que l’ennemi reconnaissait sa défaite et, d’ailleurs, les ordres que le comte de Ségur avait apportés à Rochambeau comportaient un autre plan. On l’adopta. Il s’agissait de faire une diversion du côté des Antilles, afin d’empêcher l’Angleterre de s’obstiner dans la lutte sur le sol même des États, et par-là on brusquerait la paix. Conformément à ce dessein, l’armée et la flotte des alliés se portèrent sur Providence. L’escadre française mouilla plusieurs semaines dans ces eaux avant de remettre à la voile et de quitter définitivement les côtes américaines. Cette trêve fut une occasion dont les jeunes officiers français ne manquèrent pas de profiter pour observer, de plus près qu’ils ne l’avaient fait encore, les femmes et In société américaines. Le prince de Broglie résume dans son journal ses impressions :

« Parlons un peu des dames ; c’est toujours un article important pour un Français… Je fis à Douvres, petite ville assez jolie de 1500 habitans, mon entrée dans la société anglo-américaine, sous les auspices de M. de Lauzun. Je ne savais encore dire que quelques mots anglais, mais je savais fort bien prendre du thé excellent, avec de meilleure crème ; je savais dire à une demoiselle qu’elle était pretty et à un monsieur-gentleman qu’il était sensible, ce qui signifie à la fois bon, honnête, aimable, etc., au moyen de quoi j’avais les élémens nécessaires pour réussir… »

M. de Luzerne, que ses fonctions de plénipotentiaire conduisaient à Philadelphie, s’était fait le cicérone du prince. Il l’accompagna chez la femme du contrôleur général des Etats, Mme Morris. On trouva une maison « simple, mais régulière et propre ; les portes et les tables, d’un bois d’acajou superbe et bien tenu ; les serrures et les chenets de cuivre d’une propreté charmante, les tasses rangées avec symétrie, la maîtresse de la maison d’assez bonne mine et très blanchement atournée. » « Je pris du thé excellent, écrit-il, et j’en prendrais je crois encore, si l’ambassadeur ne m’avait pas averti charitablement, à la douzième tasse, qu’il fallait mettre ma cuiller en travers, quand je voudrais que cette espèce de question d’eau chaude prît fin : Attendu, me dit-il, qu’il serait presque aussi malhonnête de refuser une tasse de thé quand on vous la propose, qu’il serait indiscret au maître de la maison de vous en proposer de nouveau