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de Paris par l’envoyé américain à son ami Josish Quincey, de Boston : « Je trouve que les Français sont la nation avec laquelle il est le plus agréable de vivre. L’opinion commune suppose que les Espagnols sont cruels, les Anglais fiers, les Hollandais avares, etc. Mais je ne crois pas qu’il y ait de vice national attribué aux Français. Il ne manque aux Français rien de ce qui appartient à l’homme aimable et au galant homme. »

Toutefois, cette concession faite au charme de la société qui l’accueillait, Franklin n’était pas d’humeur à rien abandonner de ses chers principes de démocrate. Ce qu’il voyait ne lui laissait nul regret de n’avoir pas eu de part dans les glorieux atavismes d’un régime ancien. Sa perspicacité prévoyait et dépeignait tout ce dont son peuple aurait fatalement besoin pour se développer. Son futur programme d’homme d’Etat américain tiendra tout entier dans cette lettre qui fut écrite de Paris, en 1778, aux heures les plus angoissantes de la lutte pour l’Indépendance : « La masse de notre peuple est composée non pas de marchands, mais de petits propriétaires qui se plaisent à cultiver leur terre. Grâce à la fertilité et à la variété de nos climats, ces terres peuvent nous fournir toutes les nécessités et toutes les commodités de la vie, sans que nous ayons besoin de commerce extérieur. Nous avons un territoire trop large pour avoir la moindre tentation de l’agrandir par des conquêtes sur de paisibles voisins ; notre milice suffit à nous défendre contre l’invasion, notre commerce sera protégé par toutes les nations qui ont intérêt à faire des affaires avec nous. Rien, donc, ne nous pousse à avoir des flottes et des armées, nous laissons à d’autres le soin d’entretenir ces coûteuses machines pour la pompe des princes et le luxe des anciens Etats. Nous voulons, s’il est possible, vivre en paix avec le genre humain… Le poids d’un empire indépendant ne sera donc pas aussi lourd qu’on l’imagine… Résolu à n’avoir ni places lucratives, ni sinécures, — deux choses si communes en des États vieux et corrompus, — un peuple honnête et laborieux peut être gouverné à bon marché[1]. »

Le comte de Ségur dut attendre jusqu’en 1782, c’est-à-dire après la prise de Yorktown, la chance de s’embarquer pour l’Amérique. Il venait d’être nommé colonel en second du

  1. Benjamin Franklin, Correspondance.