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répandant, on peut les engager, pour ainsi dire, au-delà d’elles-mêmes, et les conduire jusqu’à des conséquences qu’elles n’avaient point prévues. Et l’homme qui le pourrait, si d’ailleurs il n’écrivait ni Polyeucte, ni Tartuffe, ni Bajazet, ni Phèdre, en serait-il moins grand pour cela, ne laisserait-il pas une œuvre assez belle, une trace assez profonde, un nom assez fameux ? et, tout en ayant l’air de suivre docilement son siècle, n’est-il pas vrai qu’il en serait l’instituteur et le guide ?

A une condition cependant : c’est qu’à tout son talent il joignît la liberté d’en disposer lui seul et les moyens de le faire partout respecter ; la situation à défaut de la naissance, et, à défaut de la situation, la fortune. Voltaire le comprit et que, pour jouer son rôle, comme pour être traité dans la bonne compagnie sur le pied d’égalité, n’étant pas noble, il fallait être riche. « J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, a-t-il écrit dans ses Mémoires, que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre. » Ce furent encore ses relations mondaines qui lui en procurèrent le moyen, traitans et banquiers de sa connaissance,


Et Paris, et fratres, et qui rapuere sub illis.


Et on peut bien lui reprocher son ingratitude envers ces premiers patrons de sa fortune, on peut lui reprocher quelques-unes des voies qu’il prit pour allonger son patrimoine, comme d’avoir tripoté dans les vivres ou d’avoir spéculé sur les blés, comme d’avoir touché sa part, indirecte et lucrative, des altérations des monnaies ou des exactions de la ferme, on peut lui reprocher son humeur processive et quelques traits d’une économie qui ressembla souvent à de la lésine ; mais on ne peut guère lui reprocher une préoccupation de l’argent, dont l’homme de lettres, après plus de cent ans, éprouve encore les heureux effets. Jusqu’à Voltaire, en effet, l’homme de lettres avait vécu des « bienfaits du roi, » quand ce n’était pas de ceux d’un grand seigneur ou d’un fermier général. Qui de nous ne se sent encore humilié de lire la dédicace de Cinna au financier Montauron, ou plus humilié encore de voir La Fontaine s’en allant d’hôtel en hôtel, chez les Bouillon, chez les d’Herwart, chez Mme de La Sablière, quêter le couvert, le vivre et le reste ? Pour que l’on estimât l’esprit à l’égal de la naissance et de l’argent, comme Corneille ou Racine avaient montré que d’un grand écrivain on