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accord entre son temps et lui, commença de faire aussi celles des idées où son nom demeure justement attaché.

Il ne tarda pas d’ailleurs à s’apercevoir ou à pressentir que de se mêler ainsi à l’opinion, c’était le bon moyen, pour la littérature, d’en devenir insensiblement maîtresse et de finir à son tour par la gouverner. Volontairement bornés à l’exercice de leur art, on pourrait presque dire de leur métier de poète, qu’ils considéraient uniquement comme leur, et non point comme le premier ni le plus utile à l’Etat, nous ne savons et personne peut-être n’a su ce que Racine ou Boileau pensaient du temps, du milieu, ni de la discipline morale et politique sous laquelle ils ont vécu. Comparez, pour entendre ceci, leur Correspondance, témoin et garant fidèle de leurs préoccupations ordinaires, avec celle de Voltaire, image ou reflet affaibli de la vivacité de sa conversation. C’est que dans les salons qu’il fréquente, si l’on cause encore assurément d’amour ou de galanterie, et, au besoin, du roman de la veille ou de la tragédie du jour, comme jadis au samedi de Mlle de Scudéri, on y cause quelquefois aussi de ces « grands sujets » que La Bruyère, il n’y a pas trente ans, se plaignait de se voir interdits. La mort de Louis XIV a délié les langues. A Vaux-Villars, chez le maréchal ; au Bruel, chez La Feuillade ; à Saint-Ange, chez les Caumartin ; à Paris même, chez la marquise de Mimeure ou chez la présidente de Bernières, chez les Ferriol et chez les Maisons, on prend intérêt à la chose publique, et tour à tour on y parle de guerre et de diplomatie, de politique et de finances, d’histoire et de religion. Voltaire écoute attentivement. Toutes ces questions auxquelles l’homme de lettres était demeuré jusqu’alors étranger, sinon peut-être indifférent, il en comprend tout l’intérêt, et pour le faire comprendre à tous ceux qu’elles touchent, disons le vrai mot, pour le vulgariser, il songe qu’il dispose de l’outil universel. La littérature, qui n’était qu’un art, n’a qu’à vouloir, sans cesser d’en être un, pour devenir une arme. En donnant aux opinions qui s’échangent dans la conversation le relief et le caractère durable de la chose imprimée, l’écrivain va les rendre elles-mêmes solidaires de sa propre victoire, puisque aussi bien c’est la leur. Avec cela, si l’on sait seulement les manier avec un peu d’art et de délicatesse, ne point céder au plaisir dangereux de les effaroucher, mais au contraire les apprivoiser, les flatter au besoin, leur retourner la gloire que l’on acquiert en les