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distribution des roses, tantôt poussée par les zéphyrs joufflus vers le rivage où l’attend une nymphe pour la revêtir d’un peignoir à fleurs que ballonne le vent, tantôt levant le doigt vers le ciel, attestant les dieux de l’injustice commise sur ce malheureux Apelles que des furies traînent par les cheveux. Ils disent, devant la Primavera : « C’est celle-ci qui a des fleurs plein la bouche… » — « Non pas, la voilà drapée et bénissante, l’air triste comme dans sa dernière maladie… » — « Non, c’est celle qui s’avance en robe fleurie, semant des roses ! » Fuis un critique finit toujours par venir, qui leur dit : « Vous vous êtes tous trompés ! L’attribution est absurde, l’identification impossible, la belle Simonetta est perdue : vous ne la reverrez plus… » Mais ils ont été heureux un instant.

Et l’instant d’après, ils recommencent. Quand on est à la National Gallery, on s’essaie à déchiffrer un jeu singulier que joue dans un vallon une jeune femme, en tenue de tennis, sur un gazon semé de fleurs ouvertes et de flèches cassées. Elle repoussé de la main gauche avec son bouclier, bosselé comme une carapace de tortue, les traits d’un bel Amour aux jambes fines, aux bras nerveux, tandis qu’elle lève haut la main droite pour jeter sur lui, en manière de lasso, une espèce de chapelet. Et l’on dit encore : « C’est elle ! C’est la Chasteté, sous les traits de Simonetta, qui lutte avec l’Amour sous les traits de Julien de Médicis… » Et, dans la salle à côté, devant une Vénus étendue regardant dormir Mars, que des faunins lutinent, en lui soufflant des airs de conque à l’oreille, les amoureux de Simonetta chuchotent : « Ne serait-ce pas elle ? » Ils croient la voir à Pitti, aux Uffizi, à Francfort, à Berlin, car « le désir est le père de la pensée… » L’hallucination est si forte qu’ils sont allés la reconnaître jusque dans une longue figure chevaline, au cou de girafe et aux bandeaux « à la Botticelli, » qui est au Pitti, — l’antipode mathématique de notre frimousse de Chantilly. Enfin, à l’église des Ognissanti, à Florence, lorsque, devant l’autel des Vespucci, le sacristain soulève, du bout d’un roseau circonspect, la courtine rouge qui cache la fresque de Ghirlandajo, dite la Vierge de la Miséricorde, qui est cette jeune femme au front nu vis-à-vis du jeune Amerigo Vespucci ? N’est-ce pas sa cousine ? N’est-ce pas Simonetta ? Ainsi, morte depuis quatre siècles et demi, elle vit encore, parmi nous, de la vie multiple et incertaine des apparitions…