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Mais gare à Bruxelles et gare à Paris ! Edwin de Manteuffel dogmatisait que la lutte religieuse devait être transportée du terrain intérieur sur le terrain extérieur. La Correspondance de Genève avait déjà redouté, dès le 8 novembre, que la guerre de religion en Allemagne n’eût pour conséquence inévitable la guerre européenne : c’était une perspective devant laquelle il ne semblait pas qu’Edwin de Manteuffel reculât.

Cependant les parquets et les maréchaussées, dont moins vaste était l’horizon, continuaient strictement leur besogne : depuis le 15 novembre, il ne restait plus en Prusse un seul évêque qui n’eût pas de condamnation. Ils terminèrent l’année par un acte nouveau ; pour la première fois, un prêtre qui avait prêché contre les lois de Mai, et à qui l’on était las de réclamer le montant d’une amende, fut arraché à ses paroissiens pour passer en prison quatre semaines : il s’appelait Pierre Loga, et était vicaire à Morke. Le glas que firent sonner les fidèles traduisait leurs sentimens ; il s’en alla, lui, en criant : Deo gratias ! Quelques semaines encore, et le petit drame dont on avait offert aux villageois de Morke la répétition générale se jouerait un peu partout sur la terre prussienne.

A l’heure même où le prêtre Loga devenait un prisonnier, les derniers meubles de l’archevêque Ledochowski étaient mis aux enchères ; des amendes restaient dues, et les exécuteurs du lise ne trouvaient plus rien à confisquer. Le primat de Pologne avait commis plus de délits que ne le permettaient ses ressources, sans parler du crime d’être Polonais ; et de nouvelles dettes, chaque jour, grossissaient l’inextinguible passif. Délinquant insolvable et délinquant impénitent, recevant les huissiers dans une maison vide pour leur tendre des mains vides, il relevait désormais des gendarmes du Roi. La saisie, châtiment fait pour les riches, n’était plus de mise avec le primat de Pologne ; il était tombé au rang des pauvres, qu’on arrête et qu’on enferme.

Bismarck ne croyait pas déshonorer l’année 1874, lorsqu’il se laissait aller à ces deux rêves : l’Église en prison ; l’Europe en feu : le premier seul devait s’accomplir. Le Dieu dont il était toujours féal, et au nom duquel sa conscience prétendait toujours travailler, laissa souffrir l’Église, mais fit grâce à l’Europe.


GEORGES GOYAU.