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pas payer trop cher de quelques accords subtils la leçon de ses dernières œuvres. C’est une conjuration, depuis quelques années, contre tous les principes et toutes les croyances qui ont fait notre grandeur. De toutes parts, au nom de la science, des idées modernes, ou de la démocratie, on nous convie à abdiquer l’héritage des siècles. On tente de substituer une culture à une culture, et une éducation à l’éducation. Personne, à cet essai, n’a apporté plus de talens et de chances de succès que M. Albert Besnard. Son œuvre a en ce sens la valeur d’une expérience. C’est son honneur de l’avoir tentée, j’ai tâché de montrer avec quelle vigueur et quelle persévérance. Mais il a reconnu que l’art a ses vérités et ses lois, qu’il ne peut répudier pour celles de la science. S’il y a surtout une idée qui lui soit étrangère, c’est celle que quelques-uns veulent lui inculquer, c’est l’idée de progrès. Ce mot-là, pour lui, n’a pas de sens. C’est la science qui change, la beauté est toujours la même. Ce qui était vrai hier ne le sera plus demain : ce qui est beau demeure une joie éternelle. La science n’a pas de passé, elle efface autant qu’elle crée : l’art vit de souvenir autant que d’émotions, il conserve la mémoire, la conscience idéale, les symboles du genre humain. Il ne faudrait pas que la surprise ou le plaisir de découvertes et d’inventions qui se déprécient elles-mêmes à mesure qu’elles se vulgarisent ou se trouvent remplacées, lui fît perdre le sens et l’amour de la tradition dont il a le dépôt. L’art est une école de respect et d’admiration. Il nous unit à la nature et aux hommes qui ont vécu avant nous. C’est son charme, que les formes qui expriment aujourd’hui le sentiment qu’un grand artiste peut avoir de la vie, évoquent en même temps une longue série d’œuvres et de sentimens antérieurs. Il met ainsi dans notre existence changeante une continuité. Il nous rattache à ce qui a été et à ce qui sera. Si nous étions tentés de nous croire les premiers qui naissons sur cette terre, et qui jouissons du monde, de la vie et du jour, il nous rappelle doucement à la modestie. Et sa plus haute mission, c’est d’entretenir intact le culte de la beauté, au milieu des menaces et des assauts de la barbarie.


LOUIS GILLET.