Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/944

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autant que celui-là de nous être traduits, en manière d’appendice ou peut-être de préface à l’examen de l’œuvre écrite d’un philosophe qui, parmi tous ses titres à notre respect, plaçait volontiers au premier rang sa qualité d’oligographe, et le très petit nombre d’ouvrages sortis de sa plume. Qu’on lise, par exemple, les deux passages suivans, dont l’un est tiré de l’abondante suite des entretiens de Schopenhauer avec son disciple attitré Julius Frauenstædt, tandis que l’autre nous est rapporté par un jeune étudiant qui, à deux reprises, en 1856 et en 1858, a eu le rare privilège d’être affectueusement accueilli dans la fameuse chambre, toute proche du Main, où chaque jour la pieuse servante du vieux philosophe renouvelait ingénument son hommage de fleurs fraîches autour d’une antique et somnolente statuette de Bouddha :


Je dis à Schopenhauer : « Puisque, d’après votre doctrine, la souffrance est salutaire, puisqu’elle conduit à la résignation et au reniement de la volonté, et puisque, d’autre part, maintes inventions ou découvertes nouvelles, — comme celle des procédés d’anesthésie dans les amputations, — ont pour effet d’atténuer la douleur, ou même de nous rendre tout à fait insensibles à son endroit, n’en résulte-t-il pas que l’on détruit par-là cette action salutaire de la douleur, et que par conséquent, d’une manière générale, notre devoir serait de ne jamais tâcher à adoucir la souffrance d’autrui, afin de ne pas entraver en même temps sa résignation ?

— Oh ! me répondit Schopenhauer, tous les adoucissemens que l’on pourra apporter à la souffrance ne feront jamais qu’il ne règne pas dans le monde encore bien assez de misère et de douleur pour que les hommes aient de quoi apprendre la résignation ! Oui, vous pouvez être sûr que, malgré les inventions les plus magnifiques, toujours encore je conserverai amplement le droit d’affirmer qu’il serait infiniment préférable pour ce monde de ne pas exister !


Et voici maintenant en quels termes passionnés le vieillard révélait à son jeune ami, l’étudiant Karl Bæhr, les noms des véritables maîtres dont s’était inspirée sa doctrine morale :


Schopenhauer m’a signalé, comme un fait digne de remarque, le bon accueil que sa philosophie a, plus d’une fois, rencontré dans des milieux catholiques. C’est ainsi que, notamment, un professeur de l’université de Tubingue, Staudinger, l’a recommandée à ses auditeurs. En ce moment même, un privat-docent catholique fait des conférences sur elle à l’université de Bonn. Et la chose s’explique si l’on songe que sa philosophie rend justice au catholicisme beaucoup plus qu’aucune autre depuis le temps des scolastiques, qui eux-mêmes, d’ailleurs, n’étaient qu’à demi des philosophes, et des théologiens pour l’autre moitié. La doctrine du Rédempteur tient, dans le catholicisme, une place bien plus importante et plus essentielle que la notion du Jéhovah hébreu. Jésus et Marie sont proprement