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sentiment plus fort et, semble-t-il, plus tenace que tous les raisonnemens du monde.

Il faudrait que le public vînt à se convaincre plus universellement que l’aveugle a besoin de travailler, qu’il peut travailler et très bien travailler. Il faudrait qu’il n’éprouvât plus de surprise à la rencontre d’un aveugle industrieux, qu’il n’admirât plus ce qui désormais est banal. Voilà pourquoi l’Association Valentin Haüy s’occupe tant de faire connaître les aveugles, de gagner l’opinion à leur cause par la conférence, par le livre, par la gravure, par la presse, par les prospectus répandus à profusion. Quand le préjugé aura reculé, la sympathie naturelle fera le reste. L’aveugle est dans une situation très désavantageuse, parce que le choix des carrières est pour lui fort limité ; parce que, s’il n’est pas musicien, seuls des métiers peu rémunérateurs lui sont accessibles ; parce qu’il travaille moins vite que les clairvoyans ; enfin et surtout parce que son maigre budget est grevé lourdement du salaire qu’il doit à son guide. Pour lui, la misère est plus âpre que pour tout autre : il a moins de souplesse que les autres hommes à la fuir, et elle se double chez lui de la douleur poignante, cuisante de son infirmité. Quand donc on croira vraiment que l’aveugle peut travailler, le public ne manquera pas de lui donner du travail. Le problème est d’assurer le triomphe d’une idée incontestable, mais qui semble paradoxale.


PIERRE VILLEY.