Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/905

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai essayé de montrer, dans un précédent article[1], que l’aveugle, au point de vue intellectuel et moral, est l’égal du clairvoyant. Les travaux intellectuels les plus complexes lui sont accessibles, et il peut prétendre à une haute valeur artistique.

Mais de ces constatations il ne faudrait pas conclure que l’aveugle est suffisamment armé pour la lutte, et qu’il n’a pas besoin de notre sympathie. Rien n’est plus éloigné de ma pensée. J’ai rappelé ce qui fait la dignité de l’aveugle, ce qui le relève dans l’humiliation de son infirmité. Il ne s’agit pas de cacher ses infériorités et ses souffrances.

Si l’intelligence de l’aveugle est intacte, si elle est susceptible d’un plein développement, il n’en va pas de même de son activité physique. Elle est contrainte en tout sens, limitée par des obstacles de tout genre. Il n’est dans la société que fort peu d’emplois qui soient accessibles à celui qui n’a plus ses yeux. En outre, ce sont souvent les plus faciles, ceux qui demandent le moins d’adresse, partant, les moins rémunérateurs. Généralement aussi, l’aveugle ne s’en acquitte qu’avec lenteur, ce qui réduit encore sa rémunération.

J’ai dit, au reste, que la cécité n’entrave pas le développement de l’intelligence ; je n’ai pas dit qu’elle crée l’intelligence, et rien n’eût été plus ridicule qu’une pareille prétention. Comme chez les voyans, tous les degrés de l’intelligence humaine sont représentés chez les aveugles, et, à chaque degré, bien peu nombreux sont les travaux accessibles.

Ce n’est pas tout : l’aveugle n’a pas seulement à compter avec les difficultés naturelles que comporte la cécité. L’ignorance où sont ses semblables de sa véritable situation est peut-être pour lui un obstacle plus redoutable encore. Les clairvoyans, en règle générale, s’exagèrent beaucoup les conséquences de la cécité et les incapacités qu’elle entraîne. Ils sont disposés à priver l’aveugle de toute activité. Ils sont tentés de l’immobiliser, de le clouer sur sa chaise, dans un coin écarté, à l’abri des heurts.

Comme la vue est la base de leur activité à eux, comme elle se môle à leurs moindres actes, ils estiment que, privés de la vue, ils deviendraient radicalement incapables d’agir ; et, tout

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1909.