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momentanée de cette classe dirigeante improvisée qui se croit des grâces d’état et en qui s’incarne le gouvernement révolutionnaire ? La « thèse des circonstances » explique en partie que les Jacobins aient été amenés à faire ce qu’ils ont fait, mais il reste à expliquer comment ils ont pu imposer leur volonté à la majorité. Comment cette Révolution, dont tous les chefs ont « le cœur sensible » et la bouche pleine de tirades humanitaires, a-t-elle pu aboutir à la Terreur ? Voilà le problème.

Taine le résout par des raisons psychologiques. Il explique la marche de la Révolution française par l’abus délétère du rationalisme abstrait et de l’esprit classique. Ce qui caractérise le jacobin, dit-il, c’est « l’amour-propre exagéré et le raisonnement dogmatique. » Et toute cette analyse du jacobin est d’une force de pénétration à laquelle les esprits les plus libres ont rendu hommage. Mais Taine, emporté par la logique, néglige ou paraît négliger l’influence exercée par les événemens extérieurs, en quoi il s’expose au reproche qu’il adresse aux hommes de la Révolution : il travaille dans l’abstrait. M. Aulard triomphe ici à peu de frais. Taine, expliquant la Révolution sans parler de la guerre civile et étrangère, est, dit-il, comme un historien qui raconterait le siège de Paris et la Commune sans parler des Prussiens. Nous voyons se démener un combattant sans qu’on nous dise qu’il se bat : nous le prenons pour un épileptique. C’est la « démence d’Ajax, » disait Edgar Quinet. Le reproche est mérité dans une certaine mesure, mais il ne faut pas exagérer. Dans la Conquête Jacobine (p. 409), Taine avertit le lecteur : « Si l’on veut, dit-il, comprendre les événemens, il faut apercevoir l’émotion spontanée que soulève en eux (les jacobins) le procès du roi, la défaite de Neerwinden, l’insurrection de la Vendée, l’accusation de Marat, l’arrestation d’Hébert, et chacun des dangers qui tour à tour viennent fondre sur leur tête. » Il y a là plus qu’une « insignifiante et équivoque allusion, » quoi qu’en dise M. Aulard.

Au surplus, les autres, ceux qu’on a appelés plaisamment les historiens de « défense républicaine, » ceux qui prétendent tout expliquer par la « thèse des circonstances, » ne sont pas moins coupables d’exclusivisme. Ils ne sont que les historiographes en titre du parti régnant. Ils ne nous donnent pas l’histoire de la Révolution, ils nous servent la version officielle des Jacobins. Ceux-ci sont « peints par eux-mêmes. » Ce sont des agneaux