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monde. Je sais bien qu’en moins de trois quarts d’heure, il me tua ou mit hors de combat plus de 300 hommes, et peu s’en fallut qu’il ne me fit brûler avec luy, mais je sçay bien aussy que M. de Forbin n’en approcha jamais à portée d’en recevoir un seul coup de canon, et qu’en cette affaire tout l’exploit de ce général avec deux de ses navires commandés par MM. d’Illiers et de Nangis, qu’il retint toujours auprès de luy, se borna à aller s’emparer du Cumberland de 80 canons que j’avois enlevé à l’abordage et démâté de tous ses mâts, et de le traîner à la remorque, en triomphe, à Brest, quoique M. de la Jaille, capitaine de la frégate la Gloire, s’en fût rendu maître au signal que je lui en avois fait. »

Les citations qui précèdent suffisent pour que l’on soit fixé sur la véracité des Mémoires de M. de Forbin, et sur le peu de part qu’il prit en réalité au combat du 21 octobre 1707. Du Guay-Trouin commit-il une faute contre la discipline en attaquant seul sans plus attendre ? Non, parce qu’il n’était pas sous les ordres de Forbin. Mais à notre avis, on doit reconnaître qu’il commit une faute de tactique. Les vaisseaux anglais étaient de plus fort tonnage que les siens et plus armés en artillerie ; ils avaient à eux cinq 360 canons, tandis que les six français n’en avaient que 318 ; il exposa donc ceux-ci à être écrasés avant l’arrivée de Forbin, et si les choses avaient tourné différemment, si, par exemple, le Lys et la Gloire avaient manqué leur abordage, et avaient été mis hors de combat par le feu supérieur du Cumberland, on n’aurait pas manqué, et avec juste raison, d’accuser du Guay-Trouin de n’avoir pas combiné son attaque avec celle de son collègue.

Ceci dit, que penser de la manœuvre de Forbin ? Nous avouons que nous ne pouvons la comprendre, et que nous le soupçonnons fort d’avoir hésité à combattre. Rejetons bien loin le reproche de lâcheté, qui ne saurait atteindre un homme tel que lui ; mais n’oublions pas qu’il revenait d’une campagne heureuse, dans laquelle il avait pris ou détruit deux vaisseaux de guerre et plus de soixante bâtimens marchands, et qu’il allait désarmer à Dunkerque ; qu’il n’était pas très satisfait d’avoir été joint à un collègue plus jeune que lui, en âge et en grade ; enfin, qu’il n’avait que des bâtimens très inférieurs à ceux de l’ennemi. Une phrase de ses Mémoires trahit la préoccupation que lui donnait cette infériorité matérielle ; c’est la suivante :