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conséquences qui sont utiles et que par cette raison elles sont vraies ; ce sont, selon un mot qui a fait fortune, des conventions qui ont réussi. Par analogie avec ce raisonnement, le pragmatisme demande s’il n’est pas possible de tirer de l’expérience les grands principes qu’il faut tenir pour vrais. De même qu’une hypothèse vraie est pour les savans celle dont l’on tire des conséquences utiles, de même une croyance vraie est une croyance vérifiable par son efficacité, une croyance bienfaisante. La vérité ainsi est relative ; elle dépend des circonstances ; elle est fragmentaire, elle devient quelque chose de variable de fugitif, et elle met quelque peu en déroute la notion qu’on est accoutumé d’en donner.

On devine quelles objections une telle doctrine a soulevées. Les adversaires ont eu d’autant plus beau jeu, que quelques disciples subtils, pleins de fantaisie et de verve, ont fait du pragmatisme un pur opportunisme philosophique. Le vrai est devenu l’utile. la fin a justifié les moyens, et ainsi s’est développée, surtout en Italie, une doctrine qui est un machiavélisme rajeuni, et qu’on a appelé, d’une manière spirituelle, le manuel des menteurs. Elle n’est pas, faut-il le dire ? la philosophie où William James souhaitait d’aboutir. Comme d’autres doctrines qui valent mieux que leur réputation, comme l’épicurisme, comme l’utilitarisme, le pragmatisme porte la peine de son nom. La doctrine morale de James est au fond des plus élevées ; elle demande à l’homme un effort continu ; elle exige de lui l’amour du sacrifice ; elle proclame que c’est dans l’héroïsme seul qu’est caché le mystère de la vie ; elle fait l’apologie des vertus guerrières et de la pauvreté. Sur ces sujets, William James multiplie les affirmations catégoriques : il écrit que « sur la scène du monde l’héroïsme seul tient les grands rôles, » et qu’un homme ne compte pas, quand il est incapable de faire aucun sacrifice ; il professe que la vie atteint dans la guerre « son degré supérieur de force et de grandeur ; » il déclare que « la peur de la pauvreté qui règne dans les classes cultivées est sans contredit la pire des maladies morales dont souffre notre civilisation contemporaines ; » il enseigne même que si la guerre cessait d’exister c’est dans le culte de la pauvreté librement consenti, ce vieil idéal monacal, que se réfugierait la vie héroïque. On ne dira pas que le pragmatisme ainsi compris est un opportunisme médiocre.