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les eaux passagères ne sont qu’une expression des rapports que nos cœurs produisent et continuent… »

Et voilà aussi ce qui nous rassure sur les destinées futures de la poésie ; car les choses sont transformées pour l’homme par les métamorphoses de sa conscience, et comme l’esprit de l’homme est infini, à mesure qu’il y fera des découvertes, qu’il pénétrera plus avant dans les mystères de son être, des profondeurs de sa pensée jaillira une nouvelle lumière qui éclairera le monde d’un autre jour et qui arrachera aux poètes de l’avenir des accens et des cris que la terre n’a pas encore entendus.

J’ajoute à cela que du moment qu’on recherche dans l’histoire littéraire, avant tout, le reflet et le contre-coup des métamorphoses humaines, la littérature française est peut-être entre toutes la plus digne d’attention, et je doute, par exemple, que l’histoire du roman chez aucun autre peuple pût aussi facilement se prêter au genre d’étude que j’ai entrepris. Et cela ne tient pas seulement à la richesse de cette littérature qui remonte si haut, et qui, depuis près de neuf siècles, produit des chefs-d’œuvre avec une inépuisable fécondité ; cela tient surtout à ce qu’on peut dire de l’histoire littéraire de la France ce qu’on a souvent dit de son histoire politique, c’est qu’elle a, en quelque sorte, un caractère révolutionnaire. À chaque coude du chemin, ou, pour mieux dire, à chaque moment nouveau de son évolution, le génie littéraire de la France rompt brusquement avec les formes qu’il avait précédemment revêtues ; il les répudie, il les abandonne au passé, il les sacrifie sans regret au dieu du jour. Aussi les chefs-d’œuvre littéraires de la France sont-ils surtout remarquables par la netteté de leurs contours, par leur grandeur typique, par l’unité de composition, par la logique sévère, absolue qui en pénètre toutes les parties. Et il en résulte que, dans l’histoire de cette littérature, la logique est plus sensible aussi ; que les articulations y sont, pour ainsi dire, visibles, et qu’il suffit d’un peu d’attention pour les découvrir. Mais, comme on paie ses avantages, et que toute supériorité a sa rançon, la France a peu produit de ces œuvres complexes et formées d’élémens hétérogènes, mais fondus ensemble et harmonieusement combinés, qui sont peut-être les plus beaux titres de gloire des littératures étrangères ; genre de chefs-d’œuvre qu’on pourrait appeler : des œuvres d’ordre composite, et qui semblent répugner à l’esprit unitaire de la Muse française.