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Et c’est sa fantaisie qui le fit s’écrier : « Cette vieille Europe m’ennuie. » C’est elle qui lui fait rêver de recommencer les campagnes d’Alexandre, de conquérir les Indes et tout l’Orient. Et l’on peut dire aussi de lui qu’en vrai égotiste, il eut tous les âges à la fois. Dans sa première jeunesse, il avait déjà l’expérience d’un vieillard, dans sa maturité, son imagination était aussi jeune qu’au matin de la vie. Et voilà ce qui donne à son histoire l’éclat prestigieux d’un poème, d’une épopée, d’une légende ; si bien que toute autre histoire languit et semble terne auprès de la sienne. Et en véritable égotiste il finit par l’ennui. Et quel ennui ! Les poètes ne lui ont rien trouvé de comparable que le vautour qui dévorait le cœur sans cesse renaissant de Prométhée.


CONCLUSION

En parcourant l’une des provinces, l’un des districts où séjournent ces ombres charmantes qu’enfanta l’imagination des poètes ; dans ces Champs Élysées de la poésie éclairés d’une lumière douce et sereine, baignés d’une atmosphère vaporeuse et parfumée, bien des figures diverses, les unes riantes, les autres sombres et mélancoliques et formant toutes entre elles d’harmonieux contrastes, nous sont successivement apparues.

Mais que dis-je ! Ce ne sont pas des ombres que les héros de la poésie ; ou alors ces ombres sont plus réelles que bien des vivans. Il y a longtemps qu’Aristote a dit que la poésie est plus vraie que l’histoire ; ce qui signifie que les fictions des grands poètes sont plus que des fictions, qu’elles renferment et nous révèlent le secret des choses que la succession des faits et des accidens de l’histoire réussissent souvent à nous cacher et à nous rendre impénétrables. Une femme célèbre, l’auteur du roman de Valérie qui parut en 1804 et qui mérite d’être rapproché de Corinne et de René, car il tient à la fois de l’un et de l’autre, — rapprochement qu’il aurait été intéressant de faire, — Mme de Krudener, dans un manuscrit qu’elle communiqua à Benjamin Constant et qui produisit sur lui une vive impression, définit admirablement, dans un passage de cet ouvrage, la tâche, la mission de l’homme de génie. C’est lui qui se charge d’exploiter cette mine que l’homme porte en lui, il l’exploite pour lui-même et pour les autres ; car le génie ne peut être égoïste, il lui est impossible de faire des œuvres dont