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elle pas couru lui annoncer la découverte des lettres avec une de ses phrases romanesques : « Fuyez, vous êtes découvert ? » Et si vraiment Deering l’avait quittée pour toujours ? Après tout, cela n’aurait rien d’étonnant de sa part. Sous son apparence de douceur, il demeurait toujours évasif et fermé. Il s’était peut-être dit qu’il irait au-devant de Lizzie et se placerait sur la défensive. Il se pouvait en effet qu’elle l’eût vu sortir de cette grille pour la dernière fois…

Elle jeta de nouveau un regard autour d’elle, comme si cette pensée revêtait d’un nouvel aspect ce qui l’environnait. Oui, cette sortie de son mari ne s’expliquait qu’ainsi. Midi, l’heure de leur déjeuner, avait déjà sonné, et Deering était d’une exactitude scrupuleuse. Seule une circonstance inattendue pouvait l’avoir décidé à quitter la maison à cette heure-là, Et sans la prévenir !… Après tout, il valait peut-être mieux qu’Andora lui eût parlé ! Lizzie se défiait de son propre courage ; elle espérait presque que son amie lui aurait épargné cette épreuve. Ce ne fut toutefois pas sans un certain dépit qu’elle envisagea cette possibilité. « Pourquoi Andora s’est-elle mêlée de cela ? » Elle éprouvait un vague ressentiment à la pensée que Deering avait peut-être été soustrait à sa vengeance. En ce moment-là, s’il s’était trouvé à la maison, elle serait aussitôt allée chez lui et lui aurait jeté son mépris au visage. Mais il était sorti ; elle ne savait où aller le chercher, et chose étrange, à la colère qu’elle ressentait contre lui se mêlait un secret instinct de protection, de cette sollicitude particulière chez la femme habituée à veiller sur l’homme qu’elle aime. Qu’il lui paraîtrait étrange de ne jamais plus sentir cette sollicitude, de ne jamais plus l’entendre dire, la main posée sur ses cheveux : « Comment, petite sotte, vous étiez vraiment inquiète ? »

La pensée de ce contact devint tout à coup une sensation si réelle que Lizzie se raidit et rejeta la tête en arrière comme pour écarter la main de son mari. La seule pensée de ses caresses lui était devenue odieuse ; et cependant, elle en ressentait l’impression dans tout son corps. Elle la ressentait, mais avec horreur et répugnance. C’était comme une étreinte à laquelle elle cherchait à se soustraire, et qu’elle resserrait en faisant des efforts pour s’en débarrasser. On eût dit que son esprit sondait son corps pour être sûr de sa soumission, épiant en lui le moindre mouvement de révolte…