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faut bien la quitter ; rien de plus simple, rien de plus inévitable…

Elle fut arrêtée par l’impossibilité de se figurer ce qui arriverait ensuite. Quelques efforts qu’elle fît, elle n’arrivait pas à s’imaginer, elle et l’enfant, loin de Deering. Faiblesse, sans doute ; car n’avait-elle pas tous les atouts de son côté, jeunesse, fortune, énergie ? Il était bien plus difficile de s’imaginer ce que deviendrait Deering, incapable de rien en dehors d’elle. Combien ils avaient vécu heureux ensemble ! Si illogique et même immoral que cela lui parût, elle savait cependant quel bonheur il avait éprouvé par elle. Certes, ce n’est pas comme cela que cela se passe dans les romans ! Lorsque le bonheur est « fondé sur un mensonge, » il s’écroule fatalement. D’après ce qui se passait dans tous les romans qu’elle avait lus, Deering, lui ayant menti une fois, aurait continué à le faire. Et pourtant, elle savait bien qu’il n’en avait rien été ; car, s’il l’avait épousée sans amour, à coup sûr il l’aimait aujourd’hui.

Elle chercha à s’imaginer ce que serait sa nouvelle vie. Ses amis ne l’abandonneraient certainement pas ; mais elle n’éprouva aucun soulagement à cette pensée. Elle n’avait qu’un désir : demeurer ce qu’elle avait été avant que son enfant n’eût joué avec le sachet. Pourquoi le lui avait-elle donné ? Elle était si heureuse ! Et ne l’étaient-ils pas tous les trois ? Tout en elle criait vers ce bonheur perdu, comme le petit avait crié quand on lui avait enlevé son jouet. Combien elle regrettait d’en savoir si long ! Les parens laissent ignorer tant de choses aux enfans, — ils les protègent contre tous les sombres secrets du mal et de la douleur. Et de même, pour que leurs aînés pussent supporter la vie, ne valait-il pas mieux qu’ils ignorassent bien des choses ?…

Mais après tout, pourquoi quitterait-elle cette maison qui était la sienne ? Ici, avec son fils et Andora, elle pourrait encore se faire un semblant d’existence. Ce serait Deering qui partirait ; il comprendrait son devoir dès qu’il aurait vu les lettres.

En esprit, elle le vit s’en aller, sortir de la maison comme il l’avait quittée tout à l’heure. Elle vit la grille se refermer sur lui pour la dernière fois. Elle le voyait aussi clairement que s’il se fût trouvé dans la pièce… Il en coûterait à Deering d’en revenir aux privations et aux expédiens d’autrefois ; et cependant elle savait qu’il n’implorerait pas son pardon…

Tout à coup il lui vint une autre idée. Andora n’aurait-