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L’Allemagne avait d’ailleurs des intelligences dans le nouveau gouvernement et surtout dans l’armée. Un grand nombre d’officiers turcs ont fait leurs études militaires en Allemagne, entre autres le plus important de tous, Mahmoud Schefket pacha, dont il suffit de prononcer le nom : il n’a voulu être qu’un soldat, mais tout a dépendu et tout encore dépendra de lui quand il le voudra. Peu. à peu, grâce à ces concours discrets, actifs, puissans le terrain perdu par l’Allemagne a été reconquis par elle, silencieusement, laborieusement, victorieusement. Les moyens de persuasion ne manquaient pas. Il est très vraisemblable, par exemple, que le baron Marschall a fait sentir quel appui son gouvernement pouvait à l’occasion donner au gouvernement turc à Bucarest : sans doute même cet appui a-t-il été donné. Enfin un jour est venu où on a reconnu, presque subitement, que l’Allemagne avait retrouvé toute son influence à Constantinople, et que, en revanche, celle de certaines autres puissances, dont nous sommes, avait baissé. Nous ne retrouvions même plus auprès des Jeunes-Turcs, ou du moins de quelques-uns d’entre eux car il ne faut pas généraliser, les ménagemens qu’Abdul-Hamid ne manquait pas de nous témoigner lorsqu’il avait fait un peu trop pencher dans un sens opposé au nôtre la bascule de ses faveurs. Et il en est résulté pour certains d’entre nous une déconvenue subite qui ne s’est pas manifestée sans naïveté. Le cas de M. Camille Pelletan a été particulièrement typique. Après la révolution turque, M. Pelletan avait couru à Constantinople où son éloquence admirative avait coulé à pleins torrens. Il avait apporté à la Jeune-Turquie la bénédiction laïque de la vieille France libérale et révolutionnaire. Il s’aperçoit aujourd’hui que la Jeune-Turquie est en train de mal tourner, et cela le jette dans la mélancolie du philosophe qui laisse tomber sa lyre de sa main découragée dans le célèbre tableau des Illusions perdues.

Le gouvernement jeune-turc acquerra sûrement de l’expérience, mais il n’en a pas encore assez. Ses débuts ont été si faciles, ses succès ont été si rapides que beaucoup de ses membres sont disposés à croire que tout doit continuer de leur réussir sans préparations, sans précautions et sans efforts. Les hommes et les méthodes d’autrefois sont, à leurs yeux, démodés et périmés ; ils croient n’avoir rien à en apprendre, et apporter à leur pays des procédés nouveaux d’une valeur et d’une efficacité infiniment supérieures. Encore une fois, ce portrait n’est pas celui de tous les Jeunes-Turcs, mais il ressemble à quelques-uns d’entre eux qui sont parmi les plus actifs, les plus remuans, et même à quelques égards les plus intelligens.