Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/610

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

singée, parodiée, et ces contrefaçons qu’on fait d’elle l’offensent et l’humilient.

Pour énumérer toutes ces variétés de belles âmes d’un rang inférieur et de plus mince aloi qui fourmillent dans les mémoires et les romans du commencement du XIXe siècle, il faudrait parler des belles âmes excentriques, à la tête desquelles on pourrait donner une place d’honneur à une femme fort intéressante du reste, mais qui poussa dans sa jeunesse le besoin d’une vie, d’exception jusqu’à désirer d’être transformée en plante, si bien qu’un jour elle s’en fut s’asseoir au milieu d’une plate-bande et que son frère, écrivain célèbre, alla chercher un arrosoir et aspergea délicatement cette belle rose artificielle !

Il faudrait aussi mentionner les héroïnes élégiaques qui, le cœur gonflé de soupirs, passaient leur vie à chercher dans le monde celui qu’elles nommaient le grand Inconnu, le seul être capable de les comprendre, le seul digne de leur affection ! Et ne pas oublier non plus l’innombrable légion des incomprises… Mais le courage me manque, et je ne m’appliquerai pas à faire la satire des imitations de la belle âme, maladie noble à coup sûr, bien rare aujourd’hui et qui commande nos respects et même nos sympathies ; car qui voudrait refuser sa sympathie aux souffrances de la belle âme ? Quelle autre ressource lui reste-t-il que de se plaindre ? Mais se plaindre, c’est s’exposer aux sourires du monde, ou à ses compassions plus insultantes que ses sourires. Non, ce qu’il aurait fallu lui souhaiter, c’est de devenir tolérante pour la vie, de prendre les hommes pour ce qu’ils sont et de ne pas leur demander l’impossible, de se faire de son idéal une source de joies intérieures et d’apprendre à se suffire à elle-même.

Que s’il n’était pas en son pouvoir de guérir de son inguérissable mélancolie, qu’elle songeât du moins à sauver sa dignité, et il est pour la dignité une forteresse qui lui offre un inviolable asile, celle du silence. C’est ce qu’a compris le jeune prisonnier de Michel-Ange dont je parlais en commençant ; à le voir, on devine qu’il souffre, qu’il rêve, mais qu’il se tait ; ses lèvres étroitement serrées ne laissent pas échapper un mot ; elles ne trahissent pas leur douloureux secret ; Michel-Ange leur a imprimé le sceau de l’éternel silence.


VICTOR CHERBULIEZ.