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faire, et j’ai pitié de moi. J’étais spirituelle, vraie, bonne, généreuse, sensible ; pourquoi tout cela tourne-t-il si fort à mal ? Le monde est-il vraiment méchant ? et de certaines qualités nous ôtent-elles nos armes au lieu de nous donner de la force ?

« J’avais appris la vie dans les poètes ; elle n’est pas ainsi. Il y a quelque chose d’aride dans la réalité, que l’on s’efforce en vain de changer.

« En présence du soleil et des sphères étoilées, on n’a besoin que de s’aimer et de se sentir dignes l’un de l’autre. Mais la société, la société ! comme elle rend le cœur dur et l’esprit frivole ! Comme elle fait vivre pour ce que l’on dira de vous !…

« Pourquoi les situations heureuses sont-elles si passagères ? Qu’ont-elles de plus fragile que les autres ? L’ordre naturel est-il la douleur ? C’est une convulsion que la souffrance du corps ; mais c’est un état habituel pour l’âme.

« Une autre vie ! Voilà mon espoir, mais telle est la force de celui-ci, qu’on cherche dans le ciel les mêmes sentimens qui ont occupé sur la terre. On peint dans la mythologie du Nord les ombres des chasseurs poursuivant les ombres des cerfs dans les nuages : mais de quel droit disons-nous : Ce sont des ombres ? Où est la réalité ?… »

Puis Corinne répand son être tout entier dans une élégie qui nous révèle le secret de ses destinées : « Non, dit-elle, je ne me repens point de cette exaltation généreuse. J’aurais rempli ma destinée, j’aurais été digne des bienfaits du ciel, si j’avais consacré ma lyre retentissante à célébrer la bonté divine, manifestée par l’univers.

« Des sentimens, des pensées peut-être nobles, peut-être fécondes, s’éteignent avec moi : et de toutes les facultés de l’âme que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j’aie exercée tout entière.

« N’importe, obéissons. Le grand mystère de la mort, quel qu’il soit, doit donner du calme… »

Tel est le chant du cygne de Corinne. Mais l’histoire de Corinne, c’est la tragédie de la belle âme. Heureusement, cette tragédie ne finit pas toujours aussi mal. Il est de belles âmes qui survivent à leurs déceptions et qui s’obstinent à vivre. Sont-ce les plus heureuses ? Je ne sais, car elles comptent par leurs souffrances les heures de leur vie. Parmi ces souffrances, il en est une dont je n’ai pas parlé ; la belle âme est exposée à se voir