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despotisme de la mode, des sentimens officiels, sorte d’uniforme que chacun s’empressait de revêtir. La Révolution éclate, et c’en est fait de ces conventions. C’est au point que, deux ans après le commencement de la crise, Necker écrivait qu’on en était déjà venu à ne plus comprendre comment l’on vivait auparavant. Les coteries sont détruites ; les groupemens se feront désormais autour d’un drapeau, d’une idée, d’un parti. Jusqu’ici la nation est restée étrangère aux affaires publiques. La Révolution non seulement autorise, mais contraint tout le monde à s’en occuper, à agir, par conséquent à donner un caractère particulier à sa pensée, à se créer un programme, à se choisir une devise. C’est ainsi que la Révolution réveille l’individualité, fortifie les caractères.

De plus la Révolution allume dans les cœurs de fortes et grandes passions ; une sorte d’électricité se répand dans l’air ; l’atmosphère devient brûlante. Jamais on n’aima tant, jamais on ne haït si fort. Il faut se dire, pour comprendre cette époque, qu’elle fut extraordinaire, et pour la juger, oublier ce que nous voyons aujourd’hui autour de nous. Il fut un temps dans la longue suite des révolutions du globe, où les fougères formaient des forêts, atteignant les dimensions de grands arbres. Les passions de 89 sont aux nôtres ce qu’étaient ces fougères antédiluviennes aux fougères de maintenant. Aussi M. de Talleyrand prétendait-il que ceux qui n’ont pas vécu entre 1789 et 1800 ne savent pas ce que c’est que la vie. Au contraire, quelques années auparavant, un moraliste du XVIIIe siècle, Saint-Martin, se plaignait de voir les hommes de son temps « ne s’apporter réciproquement, dans la société, que le poids et le vide de leurs jours… » Et de son côté Senac de Meilhan disait : « Ne cherchez pas le génie, l’esprit, un caractère marqué, dans ce qu’on appelle la bonne compagnie. Ceux qui possèdent ces avantages et ces qualités y seraient impatiemment soufferts et s’y trouveraient déplacés. » Et il ajoute plus loin « qu’en France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » D’une part, l’habitude et l’abus de l’ironie, l’esprit de critique, le persiflage ; de l’autre un sentimentalisme qui donnait quelquefois dans la fadeur, telles étaient les deux dispositions régnantes dans la bonne compagnie.

Mais voici que commence la plus dramatique des tragédies, et chacun est appelé à y prendre part, à y jouer son rôle, ou