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Révolution française et ont été immortalisés par la plume de romanciers du commencement du XIXe siècle.

Pour bien comprendre la nature de l’influence qu’exerça la Révolution sur les mœurs, les idées et les sentimens, et par suite sur la poésie et le roman, il faut signaler le trait distinctif qui a caractérisé son apparition dans le monde. Un penseur, Guillaume de Humboldt, a reproché à la Révolution française d’avoir été un arbre sans racines ; il l’a considérée comme une sorte d’accident terrible que rien n’avait préparé, et qui est venu subitement arracher la nation à son développement naturel et normal, pour la jeter dans les aventures. Ce point de vue me paraît manquer de justesse. D’abord il ne faut pas oublier que ce développement normal avait été troublé, arrêté depuis longtemps. L’histoire de France est essentiellement révolutionnaire ; la Révolution avait été représentée depuis des siècles par la royauté ; car tel est le trait distinctif de la royauté française. Les Louis XI, plus tard les Richelieu et les Louis XIV ont été de véritables révolutionnaires ; ils ont détruit ou profondément modifié les institutions héréditaires de la France, les États généraux et les Parlemens ; ils ont violemment substitué au régime féodal et plus tard au régime aristocratique, la centralisation politique et administrative. Comme l’a si bien montré M. de Tocqueville, au XVIIe siècle, tout s’efface devant une bureaucratie despotique, il n’y a plus de pouvoirs réels que le Conseil royal, le contrôleur général et les intendans de province ; c’est dans sa perfection ce règne des commis que détestait Saint-Simon ; et ainsi, toutes les traditions ont été supprimées par la royauté elle-même, qui de cette façon a préparé la Révolution de 89.

Mais cette Révolution, préparée indirectement et comme malgré eux par les rois, l’a été aussi directement, non par des hommes d’État, par des administrateurs, et c’est là le point important à noter, mais par des gens de lettres, par des philosophes. Au XVIIIe siècle, les écrivains exercent une influence immense accrue par la diminution des forces sociales qui auraient pu la traverser ou la contrarier, par l’abaissement de l’aristocratie et des corps, par l’absence de toute vie parlementaire. Là où l’esprit de liberté existe, quand il ne trouve pas dans une tribune son écoulement naturel, il recourt à la plume ; ne pouvant parler, il écrit, il écrit d’une main fiévreuse ; infatigable, dont rien ne peut ralentir l’ardeur. Au XVIIIe siècle, il