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LE ROMAN FRANÇAIS[1]

VIII.[2]
LA BELLE AME CORINNE

On voit au Louvre, dans une des salles de la Renaissance, deux statues connues sous le nom des Prisonniers de Michel-Ange. Ce sont en effet deux prisonniers enchaînés, mais différens l’un de l’autre par l’attitude et l’expression du visage. Le premier, qui est d’une nature exquise et délicate, ne songe pas à briser ses fers, il n’en aurait pas la force, il cherche seulement à les oublier. Son corps seul est demeuré sur la terre, son âme est absente ; mais, en dépit des efforts qu’elle fait pour se soustraire aux misères de la servitude, elle n’y réussit qu’à moitié, elle se ressouvient de ses chaînes, et il règne sur ce jeune front une mélancolie douloureuse que n’en peut chasser la rêverie. Le second prisonnier ne se résigne pas à son sort, sa nature est mâle et énergique, sa figure farouche, ses lèvres frémissent, ses muscles sont gonflés ; tout en lui exprime la lutte et l’effort. Le grand artiste a enfermé dans ce marbre une âme révoltée qui l’agite de ses fureurs et de ses convulsions.

Je trouve dans ces statues de Michel-Ange l’expression des deux types moraux dont il me reste à parler pour épuiser le champ de mon sujet ; et qui, l’un et l’autre, sont issus de la

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Copyright by Mme Gabriel Lippmann, 1910.