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première fois depuis les triomphes de 1870, on entrevoyait, sous l’uniforme du chancelier, un cœur qui souffrait.


Je suis en disgrâce auprès de tous les membres de la famille royale, écrivait-il à Roon, et la confiance du Roi est en recul. Tout intrigant trouve son oreille. Le Roi, comme un cavalier en selle, sait à peine quel bon cheval il a exténué en moi. Dans les affaires intérieures, j’ai perdu le sol qui me soutenait, par la désertion traîtresse du parti conservateur dans la question catholique. A mon âge, et convaincu de ne plus vivre longtemps, la perte de tous vieux amis a, pour ce monde, quelque chose de décourageant qui va jusqu’à la paralysie.


Il s’effondrait, se lamentait, et fût volontiers resté, jusqu’à la fin de ses jours, dans sa solitude de Varzin. Par une poussée soudaine, les ressouvenirs des amitiés anciennes avaient émergé dans son âme. On ne se bat bien que si l’on est de bonne humeur ; soudainement, il se révélait trop mécontent, trop chagrin, trop défait, pour repartir en guerre, fût-ce contre l’Eglise. Ses contrariétés le terrassaient ; il éprouvait une satiété. Rester chancelier, soit, il y consentirait encore puisque personne ne connaissait l’Europe comme lui ; mais il voulait se décharger, du moins, de la présidence du ministère prussien, et songeait à un successeur : il arrêta ses pensées et celles de l’Empereur sur Roon, ministre de la Guerre, qui avait la confiance de Guillaume et celle des conservateurs. Son vieil ami, Blanckenburg, conservateur aussi, accepterait peut-être un portefeuille. Blanckenburg réclamait, il est vrai, que l’on ne parlât plus de mariage civil, et que les projets de législation ecclésiastique fussent ralentis ; c’était tant mieux ; cela ferait contrepoids à Falk. Le député Virchow redoutait qu’après ce changement ministériel on ne continuât plus la guerre contre l’ultramontanisme. Et, de fait, le vieux soldat qu’était Roon n’avait qu’un médiocre goût pour les nationaux-libéraux, et rien ne le pressait de leur accorder des satisfactions politiques, fût-ce aux dépens des ultramontains. « Les vagues vont trop haut, » murmurait-on autour de lui.

Ainsi suffisait-il d’un mouvement de découragement de Bismarck pour que les périls dont la veille encore l’Église semblait cernée parussent un instant s’éloigner. Formellement, le 19 ou 20 décembre, il invitait Falk à être pondéré, et Falk, en bon bureaucrate, finalement docile aux gestes d’en haut, se disposait peut-être à serrer dans ses cartons les