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sence de Deering. Auprès de lui, il semblait toujours à Lizzie être sur une mer brillante et houleuse, qui la portait, mais dont l’éclat l’aveuglait : les lettres, en revanche, lui représentaient un lac paisible, sur lequel on pouvait se pencher et apercevoir le reflet du ciel en même temps que la vie aux formes innombrables qui se mouvait et glissait sous la surface des eaux. Elle s’émerveillait par-dessus tout de la richesse que recelait cette vie cachée. Chose incroyable, elle n’en avait eu jusque-là aucun soupçon ! Aveuglément, elle avait suivi la petite route étroite de l’habitude, comme un voyageur qui gravit un sentier un jour de brouillard, et tout à coup se trouve sur un rocher au grand soleil, entre l’immensité du ciel et les abîmes des vallées. Le plus étrange, c’est que tous les gens d’alentour, — le petit monde de la pension Clopin, — semblaient suivre le même morne sentier, uniquement occupés des cailloux qui blessaient leurs pieds, sans pressentir le ciel qui resplendissait au delà du brouillard !

Il y avait des heures d’exaltation où elle aurait voulu crier ce que l’on aperçoit du sommet, et des heures d’abattement où elle se demandait pourquoi la chance avait ainsi guidé ses pas, au lieu que d’autres, non moins dignes de bonheur, tâtonnaient et trébuchaient dans l’obscurité. En particulier, elle ressentait une pitié aussi profonde que soudaine pour les deux ou trois autres jeunes filles de la pension Clopin, des jeunes filles plus âgées, plus apaisées, moins vivantes qu’elle, et par cela même plus spécialement désignées à sa sympathie. Sauraient-elles jamais ? Avaient-elles jamais su ? Voilà les questions qui la hantaient lorsqu’elle croisait ses compagnes sur l’escalier, qu’elle les voyait en face d’elle à la salle à manger, qu’elle prêtait l’oreille à leur insipide bavardage dans le salon glacial et mal éclairé. L’une de ces demoiselles était Suissesse, l’autre Anglaise ; une troisième, Andora Macy, était une Américaine des États du Sud, qui apprenait le français avec l’ambition de faire partager un jour sa science aux élèves d’un pensionnat de Géorgie.

Andora Macy était pâle, maigre, flétrie. Elle avait l’accent traînard du Sud : dans sa conduite une audace puérile alternait avec des accès d’orgueilleuse timidité. Elle soupirait après les hommages, et redoutait les insultes ; et cependant elle semblait se rendre compte qu’il n’était pas dans son lot d’éprouver l’une ou l’autre de ces sensations extrêmes, mais qu’elle devait se ré-