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perte de vue. Tant mieux, on lutterait pendant une série de générations. C’est à Doellinger que Bluntschli confiait ses pronostics : « Oui, répondait le théologien de Munich, nous ne verrons que les débuts. Quiconque est, comme moi, élevé dans l’Eglise catholique, sait combien cette lutte sera difficile. » Ainsi les deux maîtres du chœur, celui de l’anti-infaillibilisme et celui de la philosophie nationale-libérale, espéraient que la guerre durerait plus longtemps qu’eux, plus longtemps que Bismarck, et ne finirait qu’avec l’ultramontanisme.

Mais Bluntschli, sans douter d’ailleurs de l’énergie bismarckienne, ajoutait avec quelque crainte : « Je suppose que Bismarck voudra mener ce duel à son terme par quelques coups violens, comme si l’on pouvait changer, si vite, le résultat de plusieurs siècles. » Les alliés politiques de Bismarck dans la guerre contre l’Église, après avoir longtemps redouté qu’il ne s’y dérobât, commençaient de redouter aujourd’hui qu’il ne la brusquât, et qu’il ne crût trop prématurément à la victoire. Ils rêvaient, eux, d’un lent et sûr travail au terme duquel seraient à jamais coupées, dans l’âme d’un peuple, les racines de l’influence romaine : il croirait peut-être, lui, en avoir fini, lorsqu’il aurait asséné quelques coups de boutoir, dont l’ennemi, plutôt étourdi que terrassé, pourrait à la longue se relever. Nationaux-libéraux et vieux-catholiques applaudissaient aux arméniens de Bismarck, mais étaient mal rassurés par son allure et par sa tactique.


II

Traitant l’ultramontanisme comme un obstacle matériel plutôt que comme une idée, et s’en remettant à la force, brutale et rapide, pour amputer les consciences de leurs scrupules ; ignorant de certaines susceptibilités confessionnelles, incapable de les comprendre et dès lors de les respecter ; mais incapable, aussi, d’en prévoir et d’en mesurer les réactions, et considérant, enfin, comme une humiliation pour un Etat, la résistance d’une Eglise, Bismarck souffrait et s’agitait à la pensée que dans le lointain Ermeland, à proximité de la Pologne, un évêque prolongeait un conflit avec l’Etat. Entre la pointilleuse bureaucratie de Falk et le ferme et pacifique Krementz, on ne discutait plus, à vrai dire, que sur le texte même de la formule par laquelle le prélat devait affirmer sa soumission aux lois ; mais