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Il parut suffisant à Lizzie de repousser l’accusation par un baiser ; mais dans la suite, elle se demanda s’il n’avait pas eu raison. Était-elle réellement froide et formaliste, et les autres femmes donnaient-elles avec plus de prodigalité et d’abandon ? Elle se rendit compte que chacune de ses réticences et de ses délicatesses pouvait passer pour des scrupules égoïstes et des pruderies mesquines, et à ce jeu elle employa bientôt toutes les ressources d’une casuistique surabondante.

Cependant, les premiers jours qui suivirent le départ de Deering s’illuminèrent pour elle d’une douce lumière réfractée, pareille à celle d’un crépuscule d’été. Lui, du moins, ne pouvait être taxé de réserve, ni de calcul, et les lettres d’adieu qu’il lui adressa du train et du paquebot retentissaient en elle en longs murmures qui semblaient l’écho de sa présence. Comme il l’aimait ! et comme il savait le lui dire !

Elle n’était pas sûre de posséder la même habileté. Peu accoutumée à exprimer ses émotions intimes, elle flottait entre l’envie de lui raconter tout ce qu’elle sentait, et la crainte que ces détails ne lui parussent ennuyeux ou même ridicules. Elle ne perdait pas de vue cette idée, que ce qui était pour elle l’événement capital de son expérience devait paraître un simple épisode dans une existence prédestinée, comme celle de son ami, aux aventures romanesques. Tout ce qu’elle pourrait éprouver ou raconter serait mis en comparaison avec ce que d’autres femmes lui avaient déjà donné : de tous les points du globe, elle voyait voler vers Deering des lettres passionnées auprès desquelles ses pauvres petits billets devaient faire bien triste figure.

Mais après ces momens, il y avait des heures où elle relevait la tête et osait affirmer sa conviction intime qu’aucune femme n’avait jamais, autant qu’elle, aimé Deering, et n’avait dû par suite trouver de tels accens. Cette conviction en renforça une autre, moins solidement étayée, c’est à savoir que lui aussi, pour la même raison, avait dû trouver de nouveaux accens pour exprimer sa tendresse ; et elle se persuada que les trois lettres qu’elle dissimulait dans son corsage, le jour, et cachait la nuit sous son oreiller, surpassaient non seulement en beauté, mais en qualité tout ce qu’il avait écrit pour d’autres yeux.

À tout le moins, durant les semaines qu’elle les porta sur son cœur, ces lettres lui donnèrent des sensations plus complexes et plus délicates que celles qu’elle avait jamais éprouvées en pré-