Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais il est plus difficile de comparer, d’une époque à l’autre, le prix des châteaux que celui des maisons de ville. On doit négliger les propos en l’air dont les contemporains se faisaient l’écho ; leurs chiffres sont souvent aussi exagérés que leurs descriptions : lorsque Dufort de Cheverny, frappé de la longue suite des bâtimens à Chanteloup, dit qu’ « il lui fallait vingt minutes ( ! ) pour se rendre par les corridors, de la chambre où il logeait à l’appartement de l’abbé Barthélémy, » nous avons peine à croire, connaissant le toisé des appartemens, qu’il ne s’arrêtât pas un peu en route.

De plus, les châteaux se vendaient avec le domaine qui en dépendait et dont la contenance variait beaucoup à peu d’années de distance : la terre de Valençay, payée 168 000 francs en 1418, 408 000 francs par les d’Etampes en 1451, 1 140 000 francs en 1745 et 1 364 000 francs en 1766 par un fermier général, M. de Villemorin, n’avait peut-être pas au XVe siècle sa superficie du XVIIIe et sûrement pas les 19 500 hectares, acquis par M. de Talleyrand, qu’elle comprenait en 1848, parce que le précédent propriétaire y avait réuni 7 500 hectares des terres de Vœuil et de Luçay.

La seule base d’appréciation est un devis ou un compte détaillé, comme celui de Gaillon, dont la construction en douze ans (1497-1509) coûta 3 millions de francs au cardinal d’Amboise et où deux autres millions furent dépensés par l’archevêque Nicolas Colbert, l’un de ses successeurs, en agrandissemens et en jardins. Georges d’Amboise, le Richelieu de Louis XII, qui laissa en mourant 46 millions de fortune, ne se ruina pas au ministère comme Choiseul, qui perdait 6 600 000 francs pour avoir oublié de faire ajouter un mot à l’ordonnance royale, le gratifiant de ce cadeau.

Bien que Choiseul fît tout un peu légèrement, même les communs de Chanteloup, dont le plancher un jour s’effondra, parce qu’on avait creusé un fossé au pied des murs en omettant d’étayer leurs fondations, les prodigalités de ce grand seigneur, qui choqueraient notre siècle calculateur et un peu mesquin, trouvèrent ses contemporains pleins d’indulgence. Ils comprenaient cette passion ostentatoire, que nous jugeons si frivole et que nous ne comprenons plus. Ce que nous appelons « gaspiller sa fortune, » Mme de Choiseul, née Crozat, cette duchesse de naissance très modeste et d’âme si haute dans