Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/478

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aura toujours dus pauvres parmi vous, » a dit le Christ ; mais a-t-il entendu en faire un article de foi ? En tout cas, nous n’avons rien vu de tel, jusqu’ici, dans le Credo de l’Eglise, et il semble bien que, sur ce point, les opinions restent libres. Sans doute l’égalité absolue est une chimère, nul n’en est plus convaincu que nous, mais l’effort de la civilisation consiste à diminuer les inégalités entre les hommes et il faut, dans ce champ d’activité comme dans tous les autres, espérer beaucoup pour réaliser un peu. C’est un idéal à rebours que de transporter en Europe les castes immuables de l’Inde. Pourquoi ne pas laisser un peu de rêve à nos imaginations ?

La lettre conclut en disant que le Sillon, qui portera désormais le nom de Sillon catholique, pour en éloigner tous les élémens étrangers et suspects, devra se mettre, dans chaque diocèse, sous la direction des évêques, et, dans chaque paroisse, sous la direction des curés. Nous plaignons les évêques et les curés à qui incombera désormais le soin de diriger une œuvre qui, en dépit des intentions religieuses qui s’y mêlaient, était avant tout politique et sociale ; mais il est probable qu’elle fondra assez vite entre leurs mains. S’il en était autrement, on aurait créé, avec les débris du Sillon de M. Sangnier, ce parti catholique dont nous avons plus d’une fois signalé les dangers : on ne les aurait pas diminués en lui donnant des chefs ecclésiastiques. Ce parti serait appelé à peu de succès. Mais est-ce là ce que la lettre pontificale a voulu dire ? Il est permis d’en douter lorsqu’on lit les instructions nouvelles que le Saint-Père donne au clergé pour en écarter la contagion du modernisme. Après avoir constaté une moindre efficacité dans les effets de la prédication, il l’attribue à ce que le prédicateur s’est trop souvent laissé entraîner à parler de ce qui fait l’objet des polémiques et des conférences mondaines, au lieu de se borner à faire entendre la parole du Christ. Sans doute la limite est difficile à tracer entre le domaine religieux et l’autre, entre ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à César, c’est-à-dire aux gouvernemens humains. Elle existe pourtant ; l’Évangile en fait mention et, plus que jamais peut-être, il importe de la maintenir.

M. Marc Sangnier s’est soumis, non sans faire entendre un cri de souffrance. On comprend son angoisse. Elle n’est pas sans analogie avec celle de l’aviateur qui croit voler vers le ciel et qui, frappé de la Coudre, se sent cruellement précipité vers la terre. Mais M. Sangnier n’a-t-il pas commis une imprudence en mêlant à son œuvre qui, étant humaine, devait être critiquable par quelque endroit, une autorité qui entend rester au-dessus de la critique ? Sa consolation est