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Le garçon jeta un regard méfiant autour de la chambre, et, d’un ton mystérieux, lui murmura :

— La police vous cherche ! Elle peut venir d’un moment à l’autre !

— Quelque malentendu ! — répondit Joseph de l’air le plus tranquille, en donnant, au garçon un généreux pourboire.

Après quoi il s’en alla déjeuner, comme les autres jours, dans un café voisin ; mais il lui semblait que tous les yeux se fixaient sur lui, et il s’empressa de sortir du café. Longtemps il erra sans but, mais toujours avec la sensation que quelqu’un le suivait. Il hâtait le pas, évitait soigneusement la rencontre des sergens de ville, finissait presque par courir ; et tout à coup, sans savoir quand ni comment, il se trouva hors de la ville, en pleine campagne.

Le jour était printanier, tiède, mais un peu brumeux ; sur les eaux frémissantes se penchait le tendre duvet des saules, les vergers étincelaient de fleurs, les oiseaux chantaient. Devant lui, entre des jardins, Joseph vit passer un train tout essoufflé.

Il s’approcha de la voie, s’assit sur un talus, et regarda distraitement tomber l’ombre du soir. D’un jardin qui bordait la voie, des abricotiers secouaient sur lui leurs pétales roses, le vent caressait doucement son visage enfiévré ; et il restait assis sans remuer, tout plein de larmes contenues, le cœur inondé d’une affreuse tristesse.

— Tout est mensonge, même les rêves ! — murmura-t-il en se relevant.

Apres avoir jeté un coup d’œil aux alentours, il descendit vers la voie et s’étendit sur les rails. Un nouveau train arrivait ; la terre tremblait, les rails vibraient sourdement ; le train accourait, se précipitait avec une rapidité affolée. Encore un clin d’œil, un cri bref et perçant ; et puis le train passa comme un éclair, disparut à jamais dans les ténèbres.


L’auteur de ce roman, M. Ludislas Reymont, est aujourd’hui l’un des maîtres le plus admirés de toute la jeune école des romanciers polonais. Unissant à de très précieuses qualités d’observation pittoresque et psychologique le privilège, non moins précieux, d’une parfaite « objectivité » littéraire, il apporte à la peinture des mœurs polonaises un talent qui n’est pas sans rappeler celui du grand conteur russe Ivan Tourguenef. Tout de même qu’avait fait autrefois ce dernier, il s’attache, en quelque sorte, à nous décrire « du dehors » l’âme et la vie de ses compatriotes, en accusant chez eux des traits dont leur propre conscience nationale ne découvre pas aussi nettement, d’ordinaire, ce qu’ils ont d’exceptionnel et de « national. » C’est ainsi que cette fois encore, dans son nouveau roman, il a pu évoquer devant nous un type curieux de « rêveur « polonais dont maintes particularités se retrouveraient sans doute chez d’autres romanciers ou poètes de sa race, mais que nul d’entre eux n’a réussi à nous présenter en un relief aussi saisissant. Peut-être seulement serions-nous tentés de regretter que M. Reymont, dans son zèle à percevoir le côté « polonais »