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Derrière le guichet, cependant, commençaient à s’élever d’autres voix irritées, des bruits de souliers retentissaient, frappant le sol avec impatience, et bientôt une foule entière se pressa contre les carreaux dépolis qui entouraient le guichet, réclamant les billets pour le train déjà annoncé. Joseph parut enfin s’éveiller de son rêve, soupira de nouveau, et, mélancoliquement, se remit à sa tâche : il écouta les demandes, chercha les billets voulus dans les innombrables compartimens de l’armoire ouverte, les timbra, les jeta devant les mains étendues pour les prendre, reçut l’argent et rendit la monnaie, tout cela très vite, avec la régularité et l’indifférence d’un appareil automatique.

Et sans cesse une voix nouvelle lui criait un nouveau nom de gare, sans cesse de nouvelles mains s’allongeaient, impatientes ; mais Joseph les connaissait déjà si parfaitement, ces mains et ces voix des voyageurs, que pour beaucoup de ceux-ci il savait d’avance la destination et la classe du billet qu’ils allaient demander, et qu’à bon nombre de mains il souriait amicalement, se tenait fièrement à distance de bon nombre d’autres, ou bien faisait mine de ne pas les reconnaître, et reculait avec dégoût devant quelques-unes ; et une ou deux fois, au contraire, lorsque apparaissaient dans l’ouverture de petites mains blanches et parfumées, les regards qu’il adressait à celles-là étaient caressans comme des baisers.

Et durant un quart d’heure, par le guichet ouvert, sans cesse s’étendirent vers lui des mains des espèces les plus dissemblables ; il y en avait de vieilles et de jeunes, de jolies et de laides, d’infortunées et de triomphantes, des mains pareilles à des griffes et d’autres à des fleurs, des mains faites pour recevoir des baisers et d’autres pour recevoir des chaînes.

Enfin un sifflement aigu déchira l’air, les murs se mirent à trembler sourdement ; le convoi des mains acheva de défiler devant le guichet ; et Joseph, sortant de son bureau, alla jeter un coup d’œil sur le quai de la gare. La neige tombait en flaques énormes, le quai s’était transformé en une bruyante fourmilière humaine ; le chef de gare, en casquette rouge et en gants blancs, allait et venait avec solennité, les gendarmes se dressaient immobiles et raides, comme des colonnes. Et le train s’arrêta, des portes claquèrent, des voyageurs se précipitèrent à l’assaut des wagons, pendant qu’un petit vendeur de journaux glapissait son refrain, et qu’un garçon du buffet, vêtu d’un frac tout graisseux, avec une serviette blanche sur sa tête nue, courait le long des voitures en portant un plateau garni de verres, et psalmodiait d’une voix monotone : Du thé ! du café ! du thé !

Joseph considérait tout cela d’un air calme. Mais tout à coup, comme si quelque chose l’avait mordu au cœur, il murmura aigrement :

— Quel besoin peut-elle bien avoir toute cette racaille, de circuler ainsi par le monde ?


Cet obscur petit employé d’une des plus importantes stations de chemins de fer de la Pologne russe n’a jamais eu l’occasion, lui, de « circuler par le monde, » et c’est simplement d’après Baedeker que, tout à l’heure, il décrivait à l’élégante voyageuse inconnue les