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LE BILAN[1]


I

En sortant de la gare par un froid soleil de printemps, Lizzie West prit la longue rue qui monte sur les hauteurs de Saint-Cloud. Tandis qu’elle gravissait la côte, elle observa que les glycines verdoyaient déjà aux grilles des jardins, et que le lierre sur les murs montrait ses jeunes pousses ; et pour la centième fois elle se dit que jamais elle n’avait vu printemps si beau.

Elle se rendait chez les Deering, tout en haut de la colline, et chaque pas du trajet lui était cher et familier. Elle suivait ce chemin cinq fois par semaine pour aller donner sa leçon à la petite Juliette, fille de l’artiste américain Vincent Deering. Juliette était depuis deux ans déjà l’élève de Lizzie, et depuis deux ans la jeune fille avait, un jour après l’autre, et par tous les temps, monté la côte, tantôt abritée d’un parapluie sous l’averse, tantôt opposant sa pauvre ombrelle de percale aux ardeurs de la canicule, tantôt par une neige épaisse qui trempait ses bottines rapiécées, ou une bise aiguë qui perçait sa mince jaquette ; tantôt parmi des tourbillons de poussière funestes aux fleurs du pauvre petit chapeau qui devait « faire tout l’été. »

Au début, cette ascension lui avait semblé ennuyeuse, à l’égal de ses autres corvées professionnelles. Lizzie n’avait pas le feu sacré ; elle s’occupait avec exactitude et en toute conscience de ses élèves, mais elle ne volait pas à ses leçons. Un

  1. Copyright by Mrs Edward Wharton.