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soulèvent l’humanité et l’engagent en des luttes sans fin avec les choses et avec elle-même. La morale est la réflexion de la raison sur les manifestations de l’enthousiasme religieux, et la détermination des règles de conduite exprimant celles de ces manifestations qui sont actuellement en vigueur parmi la généralité des hommes cultivés.

Le rapport qui existe entre la morale et la religion ne peut être ramené, ni à une simple coexistence de fait, ni à une identité ou à une contradiction conceptuelle : c’est un rapport souple et vivant, analogue à ceux que de nombreux esprits cherchent aujourd’hui à définir en scrutant l’idée de solidarité. Morale et religion ont une existence distincte. En un sens, chacune d’elles est un tout : la morale peut s’enseigner sans que soit mentionnée la religion ; de même que la religion, pour unir les âmes entre elles par leur communion avec Dieu, n’a pas besoin des formules abstraites de la science morale : la vie, par elle-même, communique la vie. Mais, d’autre part, la religion crée la matière sur laquelle s’exerce le travail critique de la morale ; et la morale met en relief les côtés de la religion les plus propres à se fixer dans l’universalité des consciences humaines. Il y a donc bien, entre l’une et l’autre, liaison, en même temps que distinction. Comprendre et définir ces rapports vivans et concrets, qui dépassent la portée de notre science et de notre logique, est la tâche de la pensée philosophique proprement dite.


Ces remarques ne démontrent, ni ne tendent à démontrer, que l’homme est contraint, par la nature des choses ou par sa constitution, d’adhérer aux principes de la morale et de la religion. Il est concevable qu’un homme vive sans s’attribuer les destinées, sans s’imposer les devoirs, que représentent les mots de religion et de morale. Il suffit, pour cela, qu’il ne connaisse, de sa nature, que le côté proprement animal. Être moins qu’on ne peut être n’implique autre chose qu’un moindre effort, lequel n’offre aucune difficulté. Et il est certain que vouloir se dépasser, c’est s’engager dans une aventure qui, malgré toutes les bonnes raisons qu’on peut alléguer, demeure, selon la forte expression de Pascal, un pari. Mais ce qui paraît démontrable, c’est qu’opter pour la morale, et non pour l’instinct, opter pour la morale classique, rationnelle et impérative, et non pour une technique