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« Je suis le maître de la vie et de la mort de tout l’univers… Ces milliers de glaives que ma volonté pacifique tient au fourreau, en sortiront sur un signe de ma tête. Détruire ou déporter des nations entières, leur donner ou leur ôter la liberté, rendre un roi esclave ou faire roi le premier venu, démolir ou fonder des villes, tout cela ne dépend que de moi. » Sans doute, de cette puissance absolue, Sénèque concluait à un devoir, non moins absolu, de justice et d’humanité : mais n’était-il pas à craindre que le jeune empereur ne se dérobât à la conclusion, tout en retenant fort bien les prémisses. « C’est une terrible pensée, a dit un prédicateur du XVIIe siècle, de n’avoir rien au-dessus de sa tête. » Peut-être était-il superflu de la présenter à l’orgueil juvénile de Néron avec tant d’insistance et tant d’emphase !

Une autre maladresse de Sénèque fut l’espèce d’alliance occulte qu’il conclut avec les libertins amis de Néron, Othon, Sénécion et autres, ou encore avec la courtisane Acté. Il espérait que les plaisirs des sens suffiraient au prince, le détourneraient de vices plus redoutables, qu’il s’amuserait trop pour avoir le loisir d’être méchant. Ce grand moraliste ne connaissait pas assez la solidarité qui unit réciproquement toutes nos actions. Il n’y a pas de cloisons étanches dans l’âme humaine, et il est rare qu’une passion, si on lui laisse libre cours, n’en suscite pas plusieurs autres dans le cœur qu’on lui a livré. Notamment, la volupté et la cruauté sont associées par je ne sais quel lien étroit, que l’Ecclésiaste avait déjà aperçu, et que Sainte-Beuve, dans une page célèbre de son roman, a merveilleusement défini. L’histoire de Néron en est un frappant exemple. Ce sont les complices et les pourvoyeurs de ses plaisirs, les Othon et les Poppée, les Anicetus et les Tigellinus qui ont été les instigateurs de la plupart de ses violences. Il y a, dans presque tous ses crimes, une recherche éperdue de la sensation rare et neuve, et comme une sorte de dilettantisme sadique. Cette intime fusion de l’instinct lubrique et de l’instinct féroce prouve quel mauvais calcul avait fait Sénèque en essayant de combattre celui-ci par celui-là.

Il eut donc, en somme, le tort de trop favoriser dans l’âme de son élève deux passions dangereuses, l’orgueil et le goût de la débauche, sans prévoir que ces forces, qu’il se flattait de diriger à son gré, se retourneraient contre lui. Mais cette grave erreur pédagogique ne fut pas la seule raison de son échec.