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et son frère aîné étaient arrivés à d’assez hautes dignités, et son autre frère, le père du poète Lucain, avait acquis, comme « procurateur » du prince, une belle fortune. — A défaut de l’intérêt personnel, certains hommes d’alors pouvaient être attachés à la république par une fidélité respectable aux vieux usages : mais Sénèque, issu d’une obscure famille de province, étranger en somme à la société romaine, très indépendant d’idées, très épris de nouveautés (jusqu’à formuler parfois la théorie du progrès en termes que ne désavouerait pas un philosophe du XVIIIe siècle), Sénèque n’était pas de ceux qui se laissaient lier par le culte du passé. — Il y avait enfin dans les écoles, comme M. Boissier l’a très bien montré, une sorte de tradition républicaine : mais elle fournissait plutôt des thèmes à la déclamation que des règles à l’activité politique, et en tout cas un homme de la valeur de Sénèque ne pouvait attacher aucune importance à des lieux communs d’une banalité aussi creuse.

En fait, on peut lire, croyons-nous, tous ses ouvrages sans rencontrer un éloge précis de la forme gouvernementale sous laquelle Rome avait vécu pendant près de cinq siècles. Il condamne expressément les mesures violentes par lesquelles le Sénat patricien avait défendu ses privilèges contre les réformateurs démocrates, sans être d’ailleurs plus tendre pour ces réformateurs, pour les Gracques ou pour le tribun Drusus. Il flétrit les cruautés commises dans les guerres civiles, aussi bien celles de l’aristocrate Sylla que celles du plébéien Marius. Il est très loin d’être toujours hostile à César et toujours favorable à Pompée, sentimens qui étaient pourtant de règle dans le monde des rhéteurs, et que ne craignaient pas d’afficher même clos écrivains bien en cour tels que Tite-Live. Il parle élogieusement d’Auguste, et même de Tibère. Le seul- prince contre lequel il se prononce décidément, c’est Caligula, et celui-ci, il faut avouer qu’il le hait avec fureur : le traité De la Colère n’est guère qu’un pamphlet contre lui, et Sénèque revient à la charge en maint endroit de ses autres ouvrages. C’est que Caligula avait été sur le point de le faire tuer. C’est aussi que sa méchanceté, plus insensée encore qu’atroce, avait d’autant plus épouvanté le public qu’elle avait brusquement succédé à Une douceur délicieuse. Mais un empereur fou n’est pas tout l’empire ! Et puis, n’oublions pus que, dans ce même livre où il a si brutalement’ flagellé Caligula, Sénèque a des mots assez durs pour les sujets