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l’antiquité latine, si les juges les plus sévèrement classiques eux-mêmes ont fait grâce au raffinement de son style en faveur de la sûreté de ses observations et de la hauteur de ses préceptes, il s’en faut bien que l’on se soit prononcé aussi unanimement sur le caractère de l’homme que sur l’œuvre du philosophe. Lisez Diderot : vous regarderez Sénèque, non seulement comme un très honnête homme, mais comme un des héros les plus imposans qui aient jamais existé ; dans son admiration délirante pour les maximes qu’il a lues, il ne veut, ou ne peut, distinguer entre ces paroles sublimes et les actes de celui qui les a prononcées ; bon gré mal gré, il transfigure tout ; et s’il y a dans la vie de Sénèque quelque tache indéniable, quelque faiblesse évidente, ce serait trop peu de l’excuser, il la nie résolument. Tout à l’opposé, une autre opinion, qui a rencontré de plus nombreux partisans parce qu’elle flatte plus la malignité humaine, se plaît à mettre en conflit l’homme et le moraliste : c’est celle que Victor Hugo a symbolisée avec sa splendeur de verbe coutumière, lorsqu’il a parlé de cette cour de Néron,


Où l’austère Sénèque, en louant Diogène,
Buvait le Falerne dans l’or.


Ceux qui pensent ainsi font ce que faisaient déjà plusieurs contemporains de Sénèque : ils signalent le contraste entre la sévérité de sa prédication stoïcienne et son goût personnel du luxe et des plaisirs ; ils rappellent, en les grossissant, et ses défaillances dans la mauvaise fortune, et ses complaisances pour les caprices de son impérial élève ; ils lui attribuent une forte part de complicité dans les crimes même de Néron ; et ils concluent que décidément cet adversaire acharné des vices humains, egregius vitiorum insectator, comme l’appelait Quintilien, n’a été qu’un charlatan de vertu.

De si profondes divergences s’expliquent sans doute parce qu’il y a eu dans l’existence de Sénèque bien des complexités et bien des variations, peut-être aussi parce que le détail de cette existence ne nous est pas bien connu. Sénèque parle assez peu de lui-même, et ceux des écrivains anciens dont nous avons conservé le témoignage, Tacite entre autres, ne portent sur son compte que des jugemens équivoques, qui semblent déceler je ne sais quel embarras. De là ce résultat, paradoxal en apparence, que nous savons en somme peu de chose sur cet homme qui a