Le second objet de la foi morale, c’est la réalisation possible de cet idéal paradoxal. Le bien ne doit pas demeurer une pure idée, simple occasion de contemplation esthétique ou de ravissement mystique : il ne doit pas dédaigner l’existence, sous prétexte de rester immaculé. Il doit se concilier avec l’être, l’admettre, l’engendrer. Serait-il vraiment le parfait, s’il ne pouvait exister ?
Perfection idéale, existence nécessaire, tel est l’objet de la foi morale : objet double et un tout ensemble, car l’essence et l’existence y sont à la fois distinguées et identifiées. Cette transfiguration morale de la nature n’est ni ne peut être pour nous un fait d’expérience. C’est, selon un mot de Platon, une noble espérance : ἐλπὶς μεγαλὴ (elpis megalê), dont il convient de nous enchanter : χρῆ τὰ τοιαῦτα ὥσπερ ἐπᾴδειν ἑαυτοῶ (chrê ta toiauta hôsper epadein heautô).
Enfin, si la morale doit être pour nous autre chose qu’un code abstrait, ou une discipline qu’on nous impose par la force ou par la ruse, il faut qu’il y ait en nous quelque penchant qui nous porte vers elle. Il faut, comme le supposait Socrate, que l’homme, s’il voit le bien, le veuille. Mais la volonté toute nue est ici insuffisante. N’est-ce pas tout aussi bien vouloir, que se vouloir et vouloir le mal ? Pour vouloir telle chose déterminée, il faut y participer déjà. S’unir, c’est se réunir. Donc, la volonté du bien, pour être possible, suppose quelque affinité du cœur de l’homme avec l’idéal. La morale nous serait étrangère, et ne serait pas notre perfection, si nous n’en désirions pas, au plus profond de nous-même, la vérité et la réalisation.
Et puis, l’œuvre morale, qui est l’accomplissement du bien, ne saurait évidemment être exécutée par un individu isolé, mais exige la collaboration des hommes. Or, cette collaboration ne réalisera la puissance qu’elle comporte que si elle est vivante, intime, fondée sur l’affection mutuelle. La force peut être organisée, matérialisée, employée par l’intelligence, mais c’est du cœur qu’elle vient. Pour que la morale soit, il faut que l’homme, non seulement croie et espère, mais aime.
Qu’est-ce maintenant que ces dispositions profondes de l’âme, que suppose la morale ? Peut-on dire qu’elles soient des manières d’être données, des propriétés naturelles de l’homme ?
Certes, ces dispositions sont naturelles, en ce sens qu’elles se manifestent dans la nature et se traduisent en phénomènes empiriquement observables. Mais à ce compte, tout est naturel.